La joue gauche ou le poing ?

























Une grosse dispute a éclaté récemment au sein du groupe de discussion Derrick Jensen, entre ceux qui pensent qu'on doit faire tomber la civilisation maintenant par tous les moyens nécessaires – et ils veulent vraiment dire par tous les moyens nécessaires – et ceux qui « ne cèderont pas », pour reprendre leurs mots, sur le fait qu'il ne faut pas que du sang humain coule, et spécialement, pour reprendre là encore leurs mots, du sang « innocent ». Les membres de ce camp affirment – encore et encore – que si seulement nous ressentions suffisamment de compassion pour ceux qui sont en train de tuer la planète, ils seraient éblouis par le reflet de notre amour lumineux et généreux, et en viendraient à comprendre leurs erreurs et à cesser cette destruction stupide. (…)

Je vais vous parler de la partie de cette discussion que j'ai trouvé la plus intéressante: j'ai imaginé les milliers de discussions quelque peu similaires – certaines même plus animées que celle-ci – tenues dans des milliers de feux de camps et dans des milliers de maisons par les membres de centaines ou de milliers de tribus indigènes alors qu'ils s'efforçaient (et s'efforcent) de trouver des stratégies et des tactiques qui sauveraient (et sauveront) leur vie et leur façon de vivre. Je les vois autour du feu dans des forêts en Europe, se préparant à affronter les phalanges grecques ou plus tard les légions romaines ou encore plus tard les prêtres et missionnaires ( et encore plus tard les marchands et les commerçants : ceux qui s'appelleraient aujourd'hui les hommes d'affaires et les spécialistes en ressources) qui portaient le même message: soumettez-vous ou mourrez. Je les vois dans les forêts et les plaines de Chine en train de choisir s'ils doivent se battre contre une civilisation invasive – il y en a-t-il d'une autre sorte? – ou se retrouver dépossédés, étant donné ce même choix, être assimilés ou mourir. Ou peut-être ont-ils fui, encore et encore, à chaque fois chassés par cette soif insatiable de la civilisation pour les terres, pour le contrôle, pour l'expansion, à chaque fois chassés vers les terres des autres, des indigènes. Ou bien leur choix a-t-il été de simplement disparaître (…).

Il est à noter que j'ai dit que les disputes au sein du groupe de discussion Derrick Jensen étaient en quelque sorte similaires à celles que j'imagine avoir été tenues par d'innombrables indigènes. Il y a plusieurs différences significatives.

La première bien sûr est que les conversations parmi les indigènes ont pris (et prennent) place au sein de communautés opérationnelles et non civilisées, c'est-à-dire de peuples libres, qui ne sont pas esclaves. Il y a tout un monde de différences entre des hommes et des femmes libres (…) en train de décider s'il faut se battre pour sauver leur liberté, s'il faut se battre pour ne pas être réduit en esclavage; et des esclaves en train de décider s'il faut se battre pour (re)trouver une liberté qu'ils n'ont jamais connue. Ces derniers ne seront pas amenés à se battre, parce que leur défaillance, leur expérience, l'état par lequel les autres ont été jugés, relèvent de la soumission. Ils le respirent depuis leur enfance, l'ont bu du sein de leur mère, l'ont consommé à table et appris de leur père. Gagner sa liberté est dans ce cas le fruit d'une longue et dure série d'actions conscientes et volontaires, beaucoup d'entre eux affronteront non seulement leurs propriétaires mais aussi probablement et de façon plus efficiente leur sujétion d'esclave, la myriade d'intériorisations des désirs et des besoins (et des psychoses) de leurs propriétaires, et de manière encore plus efficace tous les chemins qui les ont menés à accepter le statu quo, la défaillance, l'existence du système de l'esclavage qu'on leur présente comme étant tout sauf un système d'esclavage.
Et ceux qui sont encore moins à même de se battre en tant qu'esclaves sont ceux qui ne perçoivent même plus leur asservissement. C'est ceux qu'on appellerait aujourd'hui les gens normaux. (…)
Ce n'est pas trop de dire que la plupart d'entre nous ne peut pas appréhender ce que c'est de vivre libre.(…)
J'ai pu remonter une partie de ma généalogie jusqu’à plusieurs centaines d'années, et bien que je puisse compter parmi mes parents un secrétaire d'Etat américain (William Seward) et un membre de la famille royale danoise, je ne vois pas un seul homme ou une seule femme libre. La liberté est bien loin de couler dans mes veines, d'informer mes cellules et de communiquer avec chacun de mes pas et de mes souffles, et si je souhaite être libre je dois m'efforcer de virer chaque goutte de sang d'esclave que je trouve, filtrer et contrer tout ce que la culture m'a appris: comment me soumettre, comment ne pas faire de vagues, comment craindre l'autorité, comment avoir peur de percevoir ma soumission comme telle, comment avoir peur de mes sentiments, comment avoir peur de percevoir le meurtre de ceux que j'aime comme étant le meurtre de ceux que j'aime (ou peut-être devrais-je dire le meurtre de ceux que j'aimerais si on ne m'avait pas appris, aussi, à avoir peur d'aimer), comment avoir peur de stopper par tous les moyens nécessaires ceux qui sont en train de tuer ceux que j'aime, comment avoir peur et détester la liberté, comment chérir et compter sur des structures morales insanes incrustées dans mon crâne depuis que je suis né. (…)
Une autre façon de dire tout ça, est que la différence entre la conversation du groupe de discussion Derrick Jensen et celles qui ont eu lieu autour des feux de camps réside dans le fait que la plupart des participants autour des feux de camps n'étaient probablement pas insensés. On ne peut pas dire la même chose, et c'est triste, du reste d'entre nous. (…)
La bonne nouvelle est que par delà - et en dessous - ces plusieurs milliers d'années d'inculcation dans cette culture d'esclavage, nos corps portent dans leurs profondeurs les mémoires de cette liberté qui est notre droit imprescriptible à tous, que nous soyons animaux, plantes, roches, rivières ou n'importe quoi d'autre.

Une autre différence entre les conversations du groupe de discussion et celle menées par les indigènes est que les premières ont été menées dans un « espace internet », ce qui signifie dans aucun espace, au contraire extrait de tout espace, de nos corps, des uns des autres.
De plus, la plupart d'entre nous aujourd'hui n'a jamais connu la vie dans une communauté naturelle saine.  Nous sommes tous nés dans un monde de fractures, un monde en train d'être assassiné, et nous ne connaissons tout simplement pas ce que ce sera d'être les bénéficiaires et les partenaires bienvenus  d'une création en cours qu'est la vie quotidienne d'une forêt, d'une rivière, d'une montagne, d'un désert etc. (…)
Pour le dire autrement, nous avons depuis longtemps gâché notre équilibre mental, nous avons oublié depuis longtemps ce que ça fait d'être libre, la plupart d'entre nous n'a aucune idée de ce que c'est que de vivre dans le monde réel.(...)
Bien, nous savons tous à présent que les civilisés se sont profondément incrustés dans tous les coins et recoins. Nous avons déjà parlé du nombre de soldats et de policiers à disposition des dirigeants. Et nous ne pouvons omettre les technologies comme la vidéo surveillance, les banques d'ADN, les drones, les puces RFID, et tout ce qui va augmenter le contrôle de ceux qui sont au pouvoir. D'une certaine manière, nous aurons besoin d'un niveau bien plus élevé pour stopper la civilisation que de ce dont nous aurions eu besoin deux cents ans plus tôt.
C'est la mauvaise nouvelle.
La bonne nouvelle est que nous n'en aurons peut-être pas besoin. La civilisation, dans son rythme effréné vers la standardisation et le besoin absolu de détruire toute diversité, s'est rendue extrêmement vulnérable à certaines formes d'attaques. Tout système reposant sur la diversité a par définition très peu de goulets d'étranglement, et ces derniers ont un rôle bien moins crucial: la diversité crée des alternatives et entraine l'adaptabilité. Si pour certaines raisons les saumons n'arrivent pas à revenir, les Tolowa devront alors manger plus de wapitis, de crabes et de lamproies. Les systèmes standardisés, bien qu'ils soient en apparence plus efficaces, de par leur nature sont plus susceptibles d'avoir des goulets d'étranglement qui sont bien plus contraignants. Aujourd'hui, s'il n'y a plus de pétrole, les gens qui occupent le territoire des Tolowa mourront de faim: les saumons, les wapitis, les crabes et les lamproies ont disparu, et avec eux le savoir sur la manière de trouver de la nourriture par soi même.454  De plus, une économie globalement interdépendante sera, encore par définition, sujette à bien plus de goulets d'étranglement. Souvenez-vous du nombre d'imbéciles qu'il faut pour couper juste un gros arbre. Cassez un maillon de cette chaine d'imbéciles (chaine d'approvisionnement) et les chaines des tronçonneuses se tairont.
Pour tout ce florilège d'ingénierie de surveillance et de bombes anti-bunker, pour toute cette propagande continuellement émise dans nos maisons et dans nos cœurs, pour tout cet énorme complexe carcéral en cas où les systèmes de propagande échouent, tout le système entier est, comme nous allons l'explorer dans le volume II, bien plus vulnérable qu'à l'époque de Tecumseh, et que toutes les époques depuis son commencement. Dans son empressement à détruire et contrôler le monde, la civilisation nous a donné des leviers, et nous a montré des points d'appui très bien placés et très solides. Dans le cas où vous vous posez des questions, c'est bien sûr une très bonne chose.





Endgame, "Devrions-nous nous défendre?", pp.427-440.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)





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454  Ce n'est pas merveilleux de vivre à un si « haut degré de développement social et culturel »?






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