Le bien, le mal: faire et laisser faire.


















Il y a des années je me suis embarqué à débattre avec une femme sur la question à savoir si le viol est une mauvaise chose. Elle – et j'ai besoin de dire qu'elle sortait avec un philosophe à cette époque, et était redevenue sensée – a répondu, « Non, nous ne pouvons pas dire que le viol est une mauvaise chose. Mais puisque les humains attribuent une valeur à tout – et probablement elle et son petit ami philosophe voulaient parler spécifiquement de ces humains qui ont intériorisé complètement les messages de cette culture, et qui par conséquent en reçoivent une grande valorisation sociale – « les humains peuvent décider si le viol est bon ou mauvais. Il n'y a rien d'intrinsèquement bon ou mauvais à propos de ça. Cela existe juste. Maintenant nous pouvons certainement nous raconter une série d'histoires qui nous font croire que le viol est mauvais, nous pouvons construire un ensemble narratif renforçant la notion que le viol fait mal, mais nous pourrions tout aussi facilement construire un ensemble narratif qui nous dit l'opposé. »
(…)
Ça m'a pris deux ans pour articuler une réponse à mon amie. Un après midi je l'ai appelée. Nous sommes allés diner.
Elle a dit: « Et bien? »
« L'eau, » j'ai dit.
« L'eau? »
« L'eau. »
« C'est? » a-t-elle demandé.
« C'est tout. » ai-je répondu.
Elle ne comprenait pas.
« Notre question à la base était que rien n'était intrinsèquement bon ou mauvais... »
« En effet. » Elle a hoché la tête.
« Et que les histoires que nous nous racontons déterminent non seulement si nous percevons quelque chose comme étant bon ou mauvais, mais si en fait c'est... »
« Oui, » a-t-elle dit, « parce que les humains sont les seuls à définir la valeur... »
Nous en avions parlé avant, et j'en ai parlé avec tant d'autres personnes aussi. J'ai eu un bureau dans une université, lequel se trouvait à côté de celui d'un professeur de philosophie. Parfois je m'y aventurais pour causer, mais me retrouvais très vite dégoûté par son étrangeté et son illogisme implacables. « Parce que les humains sont les seuls à définir la valeur, rien dans le monde n'a de valeur sauf si nous le décidons. » Il le disait encore et encore, comme si en répétant suffisamment de fois son principe il me forcerait à l'accepter, tout comme la possibilité d'échouer à son cours forcerait les étudiants à faire la même chose. A chaque fois je m'enfuyais de son bureau en proie au désarroi, mais je souhaitais toujours y retourner avec un marteau. Il m'aurait demandé pourquoi, et je lui aurais répliqué, « Si je tape ton pouce avec, tu ne décideras pas cognitivement qu'un coup de marteau fait mal. Ne pas subir un coup de marteau a une valeur intrinsèque, et peu importe ce que tu décides de ça. »
Malheureusement, cette forme de narcissisme – à laquelle seuls les humains (et plus spécialement certains humains très spécifiques, et encore plus spécialement les pensées désincarnées de ces très spécifiques humains) portent attention – est centrale à cette culture. Elle envahit tout, de sa religion à son économie, sa philosophie, littérature, médecine, politique etc. Et elle envahit certainement nos relations avec les membres non humains du monde naturel. Si cela n'était pas le cas, nous ne serions pas les acteurs de la déforestation ou de la construction de barrages. Une fois j'ai lu un livre sur les zoos et la vie sauvage, dans lequel les auteurs se demandaient pourquoi la vie sauvage devait être préservée, et ont répondu à leur propre question d'une façon qui rend cette arrogance et cette stupidité particulièrement limpides: « Notre réponse est que le monde humain se retrouverait appauvri, car les animaux sont préservés exclusivement pour le bénéfice humain, parce que les êtres humains ont décidé qu'ils voulaient qu'ils existent pour leur plaisir. La notion de leur préservation par égard pour eux est étrange, car cela implique que les animaux pourraient souhaiter endurer une certaine condition. C'est, toutefois, absurde pour les humains d'imaginer que les animaux puissent vouloir faire perdurer l'existence de leur espèce. »34
Je racontais cette histoire à mon amie.
« Ils étaient sérieux ou ironiques? » a-t-elle demandé.
« Grave sérieux. »
Elle a répondu: « Ils racontent de la merde. Leurs arguments ne sont pas fondés. »
J'ai haussé les sourcils.
Elle a dit:« Je ne suis plus aussi hard-core que je l'étais avant. » Cela fait longtemps qu'elle a largué le philosophe, et recommencé à avoir du bon sens. « Si les histoires que nous vivons peuvent signifier quelque chose, elles doivent être solidement ancrées. Nous devons avoir un point de référence sur lequel compter.»
J'ai dit: « Je peux désigner quelque chose pour toi qui est bon, et ce peu importe les histoires qu'on se raconte. »
« Et c'est... »
J'ai levé mes lunettes. « De l'eau potable, pure, en quantités. »
« Je ne comprends pas. »
« L'eau potable, pure, en quantités, est une bonne chose, dans l'absolu, et peu importe les histoires qu'on se raconte. »
Elle a capté. Elle a souri avant de dire: « Et de l'air frais, respirable. »
Nous hochâmes la tête tous les deux.
Elle continua, « Sans ça nous mourons. »
« Exactement, » ai-je dit. « Sans ça, tout le monde meurt. »
A présent, elle était enthousiaste. « C'est l'ancrage, à partir de là nous pouvons bâtir une morale entière. »
C'était à mon tour d'être enthousiaste. « Exactement, » ai-je répété.
Nous passâmes le reste de la soirée à discuter au restaurant – cherchant à tirer une substance – de ce qu'une morale incarnée aurait l'air, comment elle serait ressentie, ou pourrait être. Si le fondement de ma morale consiste non pas dans les commandements d'un Dieu dont la demeure n'est pas primordialement sur cette terre, et dont les adhérents ont commis d'innombrables atrocités, ni dans les lois créées par les politiques au pouvoir pour servir les politiques au pouvoir, ni même dansla sagesse perçue comme telle – la loi commune – d'une culture qui nous a menés à une apocalypse écologique, mais si au lieu de tout ça ce fondement consiste dans le fait de savoir que je suis un animal qui a besoin d'un abri – composé mais pas limité à, de l'eau propre, de l'air propre et de la nourriture qui ne soit pas toxique – que suggère cette morale qui en découle sur le bien fondé ou non de la production de pesticides? Si je comprends qu'en tant qu'animaux humains nous avons besoin de pieds-à-terre sains, non seulement pour notre santé physique mais aussi émotionnelle, comment percevrais-je la morale de l'extinction de masse? Comment la compréhension mutuelle qui a prospéré pendant au moins 12 000 ans, ici, à Tu'nes, entre les saumons et les humains, affecte-elle ma perception du bien fondé de l'existence des barrages, de la déforestation, ou de tout autre chose détruisant cette symbiose millénaire en détruisant les saumons?
Bien que nous ayons apprécié tous les deux notre conversation, nous savions que nous nous quittions avec un non-dit. Même lorsque nous sommes sortis du restaurant, pour retourner à nos voitures respectives, aucun de nous ne l'a mentionné. Elle a dit: « Je comprends que le fait d'empoisonner nos corps et d'intoxiquer les territoires est immoral, et bien sûr que je sais que le viol est immoral, mais comment le fait que nous avons un corps, le fait que nous avons des besoins, le fait que nous sommes des animaux font que le viol est immoral? »
J'ai respiré profondément La réponse était juste là. Je pouvais la voir, la goûter. Je l'avais presque. J'ouvris la bouche pour la donner. Mais elle partit. Je la perdis, elle revint presque, puis s'échappa entièrement. Mon esprit était en état de surchauffe après toutes ces réflexions amenées par cette conversation.
« Il est tard, a-t-elle dit, nous en reparlerons bientôt. »
« Bientôt, » ai-je dit.
(…)
Encore une fois je suis allé diner avec mon amie qui était sortie avec un philosophe. Nous nous sommes assis. Elle est entré dans le sujet direct. « Quel est le rapport entre de l'eau potable en quantité, qui est une bonne chose, et le viol qui est une mauvaise chose? » Durant les jours qui ont précédé notre conversation passée, son enthousiasme s'est heurté à la logique – son ex petit ami aurait dit conviction – un peu courte de mes arguments.
« Nous sommes des animaux. » Ai-je dit.
« Je sais cela. Et? »
« Donc nous avons des besoins. »
« J'ai entendu certains – des hommes, pour la plupart – dire que c'était une des raisons d'un viol. »
« Non, les besoins pour survivre, pour devenir ce que nous sommes vraiment. »
« Qui sommes-nous? »
« Là est la question, n'est-ce pas? »
« J'ai lu des analyses scientifiques suggérant que le viol est une démonstration de force – »
« Ce ne sont pas des arguments de moi, ça. »
« – et dessert le principe d'évolution qui induit les femmes à s'accoupler avec les hommes forts, a-t-elle dit."
« Laisse-moi deviner, ces scientifiques étaient des mecs, non? »
« Ils ont également dit que le viol servait à transmettre les gênes des hommes les plus agressifs – »
« Ce qui semble un peu facile, si on présume que la vie est basée sur la compétition et non la coopération. »
« Exact, si on présume que le relationnel n'existe pas et que le sperme est de loin plus important que l'amour, la joie, la paix. »
« Ce sont des présomptions bizarres, non? C'est à se demander si ceux qui les ont produites sont bien sains d'esprit, et quelle vie sociale ils ont. » Ai-je dit, puis je poursuivais. « Les scientifiques et les économistes ne peuvent pas mesurer et contrôler l'amour, la joie ou la paix... »
« Donc l'amour, la joie et la paix ne doivent pas exister, » a-t-elle dit. « Tout ça c'est plutôt foireux. »
« Ça projette aussi les présomptions de la production industrielle sur les femmes, et à un degré moindre, sur les hommes. »
« Que les femmes sont là pour faire des bébés... »
« Pour les manufacturer, si c'était faisable. »
« Les sortir alignés comme des modèles de 1ère grande série. »
« Ou comme des petits pains dans une boulangerie industrielle. »
« Donc pourquoi nous sommes là? » A-t-elle demandé.
« Sans doute pour la même raison présumée pour le sexe? Dans le but de se reproduire. »
« C'est ça? »
« Peut-être le but des deux – le sexe et la vie – est de s'amuser, et d'entrer en relation avec ceux qui nous entourent, et de devenir qui nous sommes. »
« Donc qui sommes-nous? » A-t-elle insisté.
« Les humains, et c'est tout aussi vrai que pour les pierres et les arbres et les poissons-chats, ont un mode naturel de développement, ou plusieurs modes naturels. Et il y a des traits communs à tous les humains, comme il y a des traits communs à tous les mammifères, tous les animaux, tous les 'êtres vivants', toutes les roches, que tu as aussi. Les humains débutent leur vie, physiquement, de façon très précoce; nous grandissons, notre croissance cesse, finalement notre corps s'use et nous mourons. De même nous suivons quelques comportements émotionnels: nous vivons longtemps avec ceux qui subviennent à nos besoins, nous apprenons d'eux ce que signifie être humain, ce qui signifie être humain dans nos communautés (ou, dans le cas du civilisé, comment être inhumain et comment vivre dans les cités). Il existe des comportements normaux sur la façon dont les humains grandissent. Joseph Chilton Pearce, par exemple, a fait un excellent travail de description sur les comportements du développement cognitif et émotionnel des humains. »
« Qu'est-ce que cela a à voir avec le viol? »
« Je pense que nous, du moins ceux d'entre nous à qui il reste un peu de bon sens, pouvons dire, » et je sais que je faisais allusion à son ex petit ami philosophe, « que tout comme nous avons des besoins physiques, que si nous ne comblons pas, entraînent la malnutrition et endommagent nos corps qui ne peuvent exploiter tout leur potentiel, de même nous avons des besoins émotionnels. Si nous n'arrivons pas à les combler, cela peut nous causer du mal, nous empêcher de nous développer complètement, de vivre, d'exprimer – de participer à – tout ce potentiel émotionnel propre aux humains. Je pense qu'il est plus sûr de dire que tous les êtres vivants sont égaux, et c'est mieux, choisir, de ne pas être heurté émotionnellement. »
« Et le viol? »
« Je peux te heurter. Entraver ton développement émotionnel. Prenons ça à un niveau assez basique. C'est une autre chose que d'être abstinent par choix. C'est un bon choix. Mais que dire de ces gens – des femmes, pour la plupart, mais parfois des hommes – qui ne peuvent plus avoir de plaisir dans leur sexualité parce qu'ils ont été violés? On leur a pris leur possibilité de choisir. Leur habilité à exprimer et à vivre entièrement leurs émotions associées à leur sexualité a été mise à mal. »
Elle a réfléchi un moment, puis dit: « Non seulement ça, mais ils ont été dépossédés de leur capacité à être simplement au monde sans être terrifiés. Si n'importe quelle femme, dans n'importe quel endroit dans le monde, entend des pas derrière elle dans une rue sombre, elle a des raison d'être effrayée. Robin Morgan appelle ça la démocratie de la peur sous le règne patriarcal. »
J'ai répondu: « Peu importe quelles histoires on se raconte les uns aux autres: ce sont toutes de mauvaises choses. Et bien sûr je ne parle pas juste de viol, ni de sexe. Je suis en train de dire que tout comme nous pouvons dire que de l'eau potable en quantités est une bonne chose – encore une fois, peu importe les histoires que nous nous racontons – nous pouvons de façon similaire dire que les actions nous empêchant de pouvoir développer tous les possibles émotionnels humains ne sont pas une bonne chose. Et certainement une action qui entraine tout un genre à vivre dans la peur est une très mauvaise chose. »
« Mais n'est-il pas possible qu'un traumatisme pousse quelqu'un à s'ouvrir aux autres? Tu ne serais pas celui que tu es si ton père n'avait pas abusé de toi. »
« On m'a déjà dit ça. Il y en a même quelques-uns qui ont suggéré que j'aurais dû le mettre dans les remerciements de A Language Older Than Words. C'est le livre où je parle de ça, et ma réponse. « Mais de quoi je dois le remercier? Pour mon insomnie? Pour les cauchemars et les sentiments de terreur qui ont durer jusque dans mes trente ans, jusqu'à ce que je les exorcise en écrivant ce livre-là? Les relations brisées avec les autres membres de ma famille? Les désordres relationnels avec les autres? »
« Mais tu as aussi gagné en sagesse et en perspicacité, ce qui n'aurait pas été le cas si tu n'avais pas vécu cela. »
« Oui, j'ai gagné en ça. Et c'est vrai pour toute personne qui survit à des sévices. Mais celui qui les commet n'est pas responsable de la capacité de celui qui y survit à transformer les horreurs qu'il a affronté en dons pour la communauté. Le survivant, et les humains et non humains qui ont soutenu le survivant, le sont. Je n'ai pas accompli quoi que ce soit parce que j'ai été violé. J'ai accompli tout ça au travers et en dépit des viols. Les viols ne m'ont pas aidé à me développer. Ils ne seraient pas et ne pourraient pas être une bonne chose. Mais réponse peut être et a été bonne. Mais les viols?! Non. »

« Est-ce que tut cela signifie que la prédation est une mauvaise chose? » A-t-elle demandé.
« Comment ça? »
« Si un héron mange un têtard, nous pouvons affirmer que le têtard ne se développera pour devenir une grenouille saine émotionnellement. Il ne deviendra pas du tout une grenouille. »
« Je ne pense pas que nous ayons une conceptualisation de ce que signifie participer à une communauté qui dépasse celle des humains. Il y a quelques temps j'ai fait une interview radio en Spokane. L'interviewer disait que les Indiens d'avant la conquête exploitaient les saumons tout autant que les civilisés. J'ai donné deux réponses. La première: si c'était le cas, pourquoi il y avait-il tant de saumons avant, et si peu maintenant? Quelque chose a changé, clairement. La seconde: les Indiens mangeaient du saumon, mais ne l'exploitaient pas. Il m'a demandé quelle différence cela faisait. J'ai dit que les Indiens entraient dans une relation avec les saumons, par laquelle ils donnaient du respect aux saumons en échange de leur chair. »
« J'ai lu quelque chose là-dessus. »
« Je n'étais pas content de cette réponse. C'était vrai tant que c'était comme ça, mais ça omettait tellement de choses qu'elle en devenait fausse.150 Il y avait d'autres conditions nécessaires à un accord entre le prédateur et la proie, mais je savais pas lesquelles. Alors cette après-midi-là je suis allé marcher jusqu'à l'arbre aux coyotes.»
L'arbre aux coyotes était un pin sous lequel je déposais de la nourriture pour les coyotes quand je vivais en Spokane. J'aimais cet arbre, et je suis parti de Spokane en partie parce que la forêt dans laquelle vivait cette arbre allait être détruite pour être transformée en parcelles. Chaque jour j'entendais les claquements et les rugissements d'artillerie lourde des machines, et je n'avais pas idée de comment je pouvais stopper la destruction. Donc, et je n'en suis pas fier, pour ne pas assister à la destruction d'un endroit que j'aimais, j'ai fui, loin. Mais quand je suis revenu chez moi, je suis allé m'asseoir sous l'arbre.
« Je n'arrêtais pas de me poser des questions: qu'est-ce qui lie un prédateur et sa proie? Quelles sont les conditions sur lesquelles les relations sont basées? Comment le respect pour l'esprit de celui qui est mangé est manifesté par celui qui mange? »
« Et? »
« L'arbre aux coyotes m'a donné la réponse. » Mon amie me connaissait suffisamment pour ne pas être surprise, et savoir que je ne parlais pas métaphoriquement. « Quand on prend la vie de quelqu'un pour manger ou assurer sa survie, on devient responsable de la survie – et de la dignité – de sa communauté à lui. Si je mange un saumon – ou plutôt quand je mange un saumon – je me promets d'assurer que la course des saumons d'où je prends l'individu continue, et que la rivière où elle a lieu se porte bien. Si je coupe un arbre, je fais la même promesse à la communauté à laquelle il appartient. Quand je mange du bœuf – ou des carottes, pour le coup – je me promets d'éradiquer l'agriculture et l'élevage intensif.
« Les Indiens avaient-ils le même accord? »
« Sur un niveau je n'en ai pas la moindre idée. Je ne peux pas parler pour eux.151 Mais d'un autre côté, il est clair pour moi que tout le monde fait cet accord. C'est la seule façon de survivre. »
« Dans le cas des non humains, penses-tu que l'échange est conscient? »
« Encore une fois, je n'en ai pas la moindre idée. Mais je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas. » J'ai fait une pause, puis dit, « Et je dois dire que rien de tout ça est wahou ou particulièrement cosmique. C'est très physique. »
« Comment ça? »
« Non seulement c'est crucial à un niveau moral et relationnel, mais si je mange du saumon sans me dévouer à leur survie, je vais finir par ne plus pouvoir en manger. La même chose est vraie pour les ours, et quiconque les mangeant ou, pour reprendre ton exemple, les hérons qui mangent des têtards. »
Nous sommes restés assis un long moment sans parler, et j'ai dit, « Je ne pense pas que ce qu'a dit l'arbre aux coyotes soit un reproche d'avoir abandonné cette forêt aux machines avec avoir reçu et partager tant de ce lieu. Mais je suis devenu extrêmement conscient que j'avais abandonné ma responsabilité. J'avais abandonné un endroit que j'aime. Et ça ne me faisait pas me sentir bien. Ça n'était pas juste. »
Il y un silence encore plus long. Elle a fini par hocher la tête, et a dit, « C'est comme empoisonner ce verre d'eau dont nous avons parlé. Ou le laisser être empoisonné. »
« Oui, ai-je dit, j'ai agi de façon immorale. »




Endgame, extraits de L'eau potable, p.28, et de Proie et prédateur, pp.135-139.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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150  En d’autres mots, je ne connaissais pas de réponse à cette question, mais parce que je suis un mâle, la loi exigeait de moi que je donne la réponse.
151  Je peux, toutefois, dire que lorsque je me suis retrouvé avec les indigènes traditionnels, j'ai remarqué qu'ils acquiesçaient quand je mentionnais cette relation proie/prédateur.

Si...






















Si les histoires que vous entendez depuis votre naissance vous répètent d'une manière ou d'une autre les messages que la civilisation industrielle profite aux êtres humains; que les gens « civilisés » ne commettent pas d'atrocités (ils sont, pour ainsi dire, civils); que la violence est « barbare » et que « les barbares » sont violents; que quelqu'un qui est violent est un « animal », une « brute »; que seulement les dominants survivent; que les non humains (et beaucoup d'autre humains) sont là pour qu'on les utilise, que les non humains (et beaucoup d'autre humains) n'ont pas de désirs qui leur sont propres; que la tristesse, la colère, la frustration, la solitude vont se dissiper d'une manière ou d'une autre juste si vous achetez quelque chose 29; que le gouvernement des EU (ou le gouvernement nazi, ou de l'Union Soviétique, ou du Luxembourg, d'ailleurs) a votre meilleur intérêt à cœur; que de travailler en tant que salarié de l'économie, i.e., avoir un boulot, est normal, naturel, désirable, ou nécessaire; que le monde est une vallée de larmes et que vous aurez une vie meilleure après votre mort; que la morale de la violence ou de toute autre action est simple; que ceux qui sont au pouvoir sont trop forts – ou peut-être ils règnent par voie divine ou son équivalent moderne, l'inéluctabilité historique – pour être renversés; que nous souffririons tous si la civilisation disparaissait; qu'il n'y a pas d'autres façons de vivre plus paisible, plus viable, et plus simplement heureuse que la civilisation; que ceux qui sont au pouvoir ont le droit de détruire la planète, et qu'on ne peut presque rien faire pour les arrêter, alors bien sûr vous allez en venir à croire tout ça. Si d'un autre côté, les histoires qu'on vous raconte sont différentes, vous grandirez pour croire et agir de façon très différente.



Endgame, L'Eau potable, p.29.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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29 G.W.Bush et d'autres ont affirmé en réponse aux attaques du WTC qu'il était de notre devoir de patriote de sortir et d'aller faire les boutiques: «Prenez votre famille,» a dit également G.W.Bush, «et allez à Disneyworld.»








Se Taire

















Il y a un langage bien plus vieux et plus profond que celui des mots. Il s'agit du langage des corps, du corps sur le corps, du vent sur la neige, de la pluie sur les arbres, des vagues sur la pierre. C'est le langage du rêve, des gestes, du symbole, de la mémoire. Nous avons oublié ce langage. Nous ne nous souvenons même pas qu'il existe.
Dans le but de maintenir notre façon de vivre, nous devons, dans un sens large, nous mentir les uns aux autres, et spécialement à nous-mêmes. Il n'est pas nécessaire que les mensonges soient particulièrement crédibles. Ils font barrières à la vérité. Ces barrières sont nécessaires parce que sans elles bien des actes déplorables seraient devenus impossibles. La vérité doit être à tout prix évitée. Quand nous laissons des évidences infiltrer nos défenses pour pénétrer notre conscience, elles sont traitées comme ces grenades qui d'une main rouleraient sur une piste de danse d'une fête improbable et macabre. Nous essayons de rester en sécurité, de peur qu'elles ressortent, pour faire voler en éclat nos illusions et nous laisser exposés à ce que nous avons fait au monde et à nous-mêmes, exposés à cette coquille vide que nous sommes devenus. Et ainsi nous évitons ces vérités, ces évidences, et nous continuons la danse de la destruction du monde.
Comme beaucoup d'enfants, quand j'étais petit j'entendais le monde parler. Les étoiles chanter. Les pierres avaient des préférences. Les arbres avaient leurs mauvais jours. Les crapauds entraient dans de vives conversations, réunis autour d'une bonne prise. Comme des ondes parasites dans une radio, l'école et les autres formes de socialisation commencèrent à interférer ma perception du monde animal, et pendant des années j'ai presque cru que seulement les humains parlaient. Le fossé entre ce que j'avais vécu et ce que j'ai presque cru m'a profondément troublé. Ce n'est que plus tard que j'ai commencé à comprendre quelles étaient les implications personnelles, politiques, sociales, écologiques et économiques, entraînées par le fait de vivre dans un monde silencieux.
Ce silence est central pour que notre culture fonctionne. Le refus fervent d'entendre les voix de ceux que nous exploitons est crucial pou perpétrer cette domination. La religion, la science, la philosophie, la politique, la psychologie, la médecine, la littérature, la linguistique, et l'art ont tous été réduits et instrumentalisés pour être les outils de la rationalisation, de la mise sous silence et de la dégradation des femmes, des enfants, des autres races, des autres cultures, du monde naturel et de ces membres, de nos émotions, de nos consciences, de nos expériences et de nos histoires personnelles et culturelles.
Ma propre immersion dans cette mise sous silence – et c'est également vrai pour un grand pourcentage d'enfants aussi bien que pour beaucoup de familles – vient des mains (et des parties génitales) de mon père, qui a battu ma mère, mes frères, et ma sœur, et qui violé ma mère, ma sœur, et moi.
Je peux seulement spéculer sur le fait que comme j'étais le plus jeune, mon père a dû penser qu'au lieu de me battre, il allait me forcer à regarder et à écouter. Je me souviens de scènes – vaguement, comme s'il s'agissait de rêves ou de films – de mains qui fouettent, de mon père pourchassant mon frère Rob autour de la maison. Je me souviens de ma mère poussant mon père dans leur chambre pour prendre les coups que ces enfants auraient pris. Nous nous asseyions figés dans la cuisine, formant une audience captivée par les gémissements étouffés qui s'échappaient des murs trop fins.
C'est ce flou qui accompagne cette remémoration de ces images révélatrices qui fait question ici, parce que le pire que mon père ait fait est qu'il y a au-delà des coups et des viols le déni que rien de tout cela se soit passé. Non seulement les corps ont été brisés, mais aussi le fondement connectant mémoire et expérience, psyché et réalité. Son déni fait sens, non seulement parce que admettre sa violence aurait terni son image sociale d'avocat respectable, fortuné et religieux, mais plus simplement parce que l'homme qui battait ses enfants n'aurait pas pu en parler honnêtement tout en continuant de le faire.
Nous sommes devenus une famille d'amnésiques. Il n'y a pas de place dans la tête pour contenir suffisamment ces expériences, et comme il n'y a effectivement pas d'échappatoire, cela ne nous aurait servi à rien de nous souvenir consciemment de toutes ces atrocités. Alors nous avons appris, jour après jour, que nous ne pouvions avoir confiance en nos perceptions, et que nous ferions mieux de ne pas écouter nos émotions. Quotidiennement nous oublions, et si la mémoire revenait à la surface, nous oublions encore. Il frappait, puis montrait un bref repentir, pour demander : « pourquoi m'avez-vous fait faire ça? » Et après? Rien, à part quelques preuves inconvenantes: une porte brisée, des dessous trempés d'urine, une cloison en bois que mon frère arrachait du mur en essayant de s'enfuir. Une fois que tout était réparé, il n'y avait plus lieu de se souvenir. Alors nous oublions et la chose se répétait.
Cette volonté d'oublier est l'essence de la mise sous silence. Quand j'ai pris conscience de cela, j'ai commencé à faire attention au « comment » et au « pourquoi » de l'oubli – et à entamer un voyage dans ma mémoire.
Quoi d'autres avons-nous oublié? Pensons-nous aux ravages nucléaires, au fait que nous savons que des tonnes de plutonium sont produites alors que de micro doses sont létales pour au moins 250000 années? Est-ce que le réchauffement climatique envahit vos rêves? Dans nos moments les plus graves considérons-nous que la civilisation industrielle est à l'initiative de la plus grande extinction de masse que la planète aie connu? A quelle fréquence considérons-nous que notre culture a commis des génocides sur toutes les cultures indigènes qu'elle a rencontrées? Quand quelqu'un consomme des produits manufacturés par notre culture, se sent-il concerné par toutes les atrocités qui ont rendu possible leur fabrication?
Nous ne stoppons pas ces atrocités, parce que nous n'en parlons pas. Nous n'en parlons pas parce que nous n'y pensons pas. Nous n'y pensons pas parce que nous sommes trop horrifiés pour les appréhender. La spécialiste en traumatismes, Judith Herman, écrit que « la réponse ordinaire aux atrocités et de les bannir de la conscience. Certaines violations de la convention sociale sont trop terribles pour les prononcer à voix haute: c'est la signification du mot imprononçable. »
Alors que le renouvellement écologique du monde naturel s'effiloche autour de nous, peut-être est-il temps pour nous de commencer à prononcer l'imprononçable, et d'écouter ce que nous jugeons inaudible.
Une grenade roule sur la piste de danse. Regarde. Elle ne va pas s'envoler.

Voici ce que vous entendrez dans votre abattoir de base.
La pièce retentit aux oreilles du monde comme dans une usine. Vous entendez le claquement de la vapeur dans les tuyaux, son sifflement quand elle en sort, le bruit métallique de l'acier quand les chaînes se tendent, le roulement sur les rails, le tout ponctué toutes les trente secondes par le coup du pistolet.
Les pièces sont toujours humides et l'odeur de la graisse sent autant que celle du sang. Les murs sont souvent pâles, les sols en béton. J'ai une image d'un abattoir qui restera toujours gravée dans ma mémoire. Elle attire toujours mes yeux vers le piège, non pas à cause de ce qu'il contient, mais parce qu'il est d'un bleu électrique brillant qui contraste presque douloureusement avec le reste de la pièce.
A l'intérieur du piège, face à un mur vide, se trouve un bœuf. Jusqu'au dernier moment, il ne semble pas réaliser, quand arrive un ouvrier pour lui placer un pistolet au milieu du front. Je ne sais pas ce que peut ressentir le bœuf à ce moment, ou ce qu'il pense. La pression du contact déclenche le pistolet à cheville percutante qui lui transperce le cerveau. Le bœuf tombe, parfois assommé, parfois mort, parfois en hurlant et un autre ouvrier s'agenouille pour enchainer les pattes arrière. La tache accomplie, il fait un signe de tête et le premier ouvrier – celui du pistolet – appuie sur un bouton noir. Ensuite le couinement de l'élévateur et le bœuf se balance, suspendu à des rails, le sang coulant pour rejoindre une rivière coagulant sur le sol.
Le bœuf tangue au rythme du roulement le long des rails, son sang traçant une courbe sinusoïdale vers un autre ouvrier qui l'égorge. On a à peine le temps de le voir sortir du piège qu'un autre animal y est poussé dedans. Et encore le bruit du pistolet qui tire, l'élévateur, le métal, la vapeur, le grincement des rouages. Cela se passe encore et encore, comme un engrenage, toutes les trente secondes.

Nous vivons dans un monde où on fait semblant. Pensons-le comme un petit jeu – le seul problème est que les répercussions sont réelles. Pan! Pan! Tu es mort – seulement l'autre personne ne se relève pas. Mon père, dans le but de rationaliser son comportement, devait vivre dans un monde où on fait semblant. Il devait nous faire croire qu'il y avait un sens aux coups et aux viols, que tout se passait comme cela devrait et devait se passer. A présent il est évident pour tous que le jeu de mon père, de faire semblant, était bien loin d'être amusant – il était destructeur. Mon père réécrivait le scénario tous les jours, pour que tout soit bien comme il faut – il créait la réalité nécessaire dans le but de continuer à se comporter comme il le faisait.
En essayant de décrire le monde selon le fait que l'on fait semblant, nous avons oublié ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Nous prétendons que le monde est silencieux, alors qu'en réalité il est rempli de conversations. Nous prétendons que nous ne sommes pas des animaux, alors que les lois écologiques s'appliquent aussi bien à nous qu'au reste de la « création de Dieu. » Nous prétendons que nous sommes au sommet d'une vaste chaîne d'êtres, bien que l'évolution n'a pas de caractère hiérarchique.
Et voici ce que je pense: c'est une imposture. C'est un jeu géant où l'on fait semblant. Nous prétendons que les animaux ne ressentent pas la douleur, que nous n'avons aucune responsabilité d'ordre éthique envers eux. Mais comment le savons-nous? Nous prétendons que d'autres humains – les femmes qui sont violées, par exemple, (bien 25% des femmes appartenant à cette culture ont été violées et 19% de plus ont échappé à des tentatives de viols), ou les 150 millions d'enfants qui subissent l'esclavage pour fabriquer des ballons de foot, des baskets, des poupées Barbie, ou autres – sont heureux et non pas affectés par tout ça. Nous prétendons que tout va bien tout en délitant nos vies dans une quiétude désespérée.
Nous prétendons que la mort est une ennemie, alors qu'elle fait partie intégrante de la vie.
Nous prétendons que nous n'avons pas à mourir, que la médecine moderne peut soigner ce qui nous frappe, peu importe ce que c'est. Mais peut-elle soigner une âme qui se meurt?
Nous prétendons que la violence est inévitable, et de certaines manières elle l'est. Mais peut-elle être réduite par une science meilleure? Plutôt que de répondre à cette question, la plupart du temps nous prétendons, comme des moutons, que la violence n'existe pas.
La science, la politique, l'économie et la vie de tous les jours ne peuvent pas être séparées de l'éthique. Mais nous agissons comme si c'était le cas.
Le problème n'est pas difficile à comprendre: nous prétendons que tout ce que nous ne comprenons pas –tout ce qui ne peut être mesuré, quantifié, et contrôlé – n'existe pas. Nous prétendons que les animaux sont des ressources à conserver et à consommer, quand, en réalité, leur raison d'être est entièrement indépendante de nous. Il est faux de faire croire que les gens ne sont pas autre chose que des « ressources humaines » que l'on peut utiliser efficacement, quand ils ont eux aussi des existences et des préférences indépendantes. Et il est faux de faire croire que les animaux ne ressentent rien et qu'ils ne forment pas des communautés sociales au sein desquelles chaque membre nourrit, aime, soutient et pleure pour les autres, qu'ils ne manifestent pas de comportement éthique.
Nous agissons comme si ce que nous prétendons est raisonnable, mais rien de tout cela est intuitif ou instinctuel, ni défendable d'un point de vue empirique, logique ou éthique. Ces prétentions réunies, elles fondent une façon de vivre qui est en train de détruire toute forme de vie sur la planète.
Mais un monde réel nous attend encore, prêt à nous parler si nous voulions bien nous souvenir de comment l'écouter.

Quand j'étais enfant, les étoiles m'ont sauvé la vie. Je ne suis pas mort parce qu'elles m'ont parlé.
Entre l'âge de 7 et 9 ans, je me glissais souvent dehors pour m'allonger sur l'herbe et discuter avec les étoiles. Chaque nuit je leur donnais des choses à garder en souvenir pour moi – les scènes de violence dont j'étais témoin, les viols que j'endurais. Je leur donnais les émotions trop grosses et trop blessantes pour ma capacité à ressentir. En retour les étoiles me donnaient de la compréhension. Elles me disaient: « Ce n'est pas ce que tu es supposé être. Ce n'est pas de ta faute. Tu vas survivre. Nous t'aimons. Tu es quelqu'un de bien. »
Je ne peux pas surestimer l'importance de ce message. Si je n'avais jamais su qu'une alternative existait – si j'avais cru que la cruauté dont j'étais témoin et souffrais était naturelle ou inévitable – je serais mort.
Mes parents ont divorcé j'avais 11-12 ans. Ce fut un divorce amer durant lequel mon père a utilisé les juges, les avocats, les psychologues et beaucoup d'argent, avec la même fureur et la même implacabilité avec lesquelles il utilisa ses poings ses pieds, et ses parties génitales. Les étoiles ont continué de m'encourager, me parlant doucement à chaque fois que je choisissais de les écouter.
Le temps passa. Je grandis. Je suis allé en faculté, j'ai été diplômé en sciences physiques, et j'ai lu beaucoup de livres de psychologie. Je suis arrivé à une nouvelle compréhension de ma place dans le monde. Ce n'était pas les étoiles qui m'avaient sauvé, mais ma propre appréhension. Mon interprétation précédente – que les étoiles avaient pris soin de moi, en me parlant en me soutenant – n'avait pas de sens tangible. Les étoiles sont inanimées. Elles ne disent rien. Elles ne le peuvent pas et ne pouvait certainement pas prendre soin de moi. Et même si elles l'avaient fait il y avait le problème de la distance. Comment une étoile pourrait-elle, à quelques milliers d'années-lumières, répondre à mes besoins émotionnels d'une manière temporelle? Il devint clair qu'une partie dans mon âme avait trouvé précisément les mots que j'avais besoin d'entendre pour endurer ce que je vivais, et les avait projeté sur les étoiles. C'était un joli tour que m'avait joué mon inconscient, et cette histoire de projection le fruit d'un fabuleux mécanisme d'adaptation pour survivre dans un monde que je percevais comme complètement insensé, excepté son locataire suprême – l'humanité.

J'ai souvent rêvé de pouvoir être dans la même pièce que Descartes quand il lui vint en tête sa fameuse phrase, « je pense donc je suis, » je lui aurais passé mon bras par dessus son épaule, pour la lui tapoter gentiment, ou bien je lui aurais collé mon poing dans le nez, ou je lui aurais pris les mains, je l'aurais embrassé sur la bouche et dit: « René, mon ami, ne ressentez-vous donc rien? »
Je pensais que la plus célèbre affirmation de Descartes était arbitraire. Pourquoi n'avait-il pas dit, « j'aime, donc je suis, » ou « je respire, donc j'ai des poumons, » ou « je sens le poids de ma plume sur mes doigts, et me réjouis du fait d'être vivant, donc je dois être? » Plus tard j'en vins même à voir ces affirmations comme superflues; pour quiconque vivant dans le monde réel, la vie est: l'existence en elle-même est une preuve suffisamment fabuleuse de sa propre existence.
Je n'ai plus vu alors l'affirmation de Descartes comme arbitraire. Elle est représentative du narcissisme de notre culture. Ce narcissisme mène au manque de respect que nous avons pour l'expérience propre et la négation du corps.
Descartes avait essayé de trouver un point de certitude dans l'univers, quelques informations en lesquelles il pouvait avoir confiance. Il affirma: « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé de véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain. » Rendu étranger à toute forme de vie, Descartes pensait que tout était un rêve, et lui le rêveur.
Vous avez peut-être joué à ce jeu, aussi. Quand j'étais en seconde, parfois j'embrouillais un ami à moi en lui disant, "Jon, le monde entier n'existe pas. Tu seras heureux d'apprendre que tu en fais part. Tu n'es rien de plus que le produit de mon imagination. Parce que tu n'existes pas, tout ce que tu fais n'est que le fruit de ma volonté." Puisque Jon était un bon ami, et parce que nous étions camarades de lycée, il me répondait d'un coup de poing direct dans le bras. Je répondais alors par un sourire en disant: « je souhaitais que tu fasses ça. » Il en remettait quelques coups pour faire bonne mesure et ensuite nous allions au sport pour mettre quelques paniers.
Je pense que Descartes n'avait pas d'ami proche qui avaient comme Jon une bonne sensibilité. Alors, au lieu d'aller jouer au basket, il se retrouva à pousser son narcissisme philosophique vers une conclusion logique, mais vide. Il prit conscience que depuis qu'il pensait cela – parce qu'il mettait en doute l'existence de l'univers – alors il devait exister pour mettre en œuvre ce doute. "Je pense, donc je suis. " Pour l'instant, tout va bien. Mais alors que Descartes poursuivait son raisonnement, le monde se figea en deux groupes, le penseur, dans ce cas Descartes ( ou plus précisément l'incarnation de son processus de pensée) et ce qu'il pensait (i.e., tout le reste). Seul qui il était comptait, ce qu'il pensait non.
Si Descartes s'était arrêté là, la réponse des autres philosophes aurait été probablement similaire à celle de Jon: une réaction violente au fait d'avoir été un objet de philosophie extérieur à son existence. Mais il ne s'arrêta pas là. Lui, comme bien d'autres philosophes ont finalement agréé que la personnalité subjective devait certainement leur être accordée à eux, tout comme à ceux qui possédaient un pouvoir politique, économique ou militaire, et en même temps ils décidèrent que ceux qui ne pouvaient parler, ou qu'ils n'avaient pas choisi d'écouter, n'en avaient pas.
Ces derniers bien sûr comprenaient les femmes: «« Laissez la femme apprendre dans le silence avec toute la soumission. Mais je souffre pas une femme pour enseigner, ni pour usurper l'autorité au-dessus de l'homme, mais pour être dans le silence. » Sont inclus aussi les africains, parce qu'ils étaient « extrêmement laids et répugnants, si on a pu donner le nom d'Hommes à de tels Animaux. » et parce que « quand ils parlent ils roulent la langue dans leur bouche. » Mais en vérité c'est que ces penseurs pensaient que c'était « un grand dommage que de telles créatures puissent jouir d'un si beau pays. » Les personnes subjectives – ceux qui existaient vraiment – entreprirent immédiatement de rectifier la situation en exterminant ces « créatures » et en s'appropriant leur terre. La même logique fut employée avec les natifs américains, qui occupaient également la terre que les européens voulaient. Il était éthique de leur voler leur terre car ils étaient des « animaux qui n'étaient pas dotés de raison, et se laissaient guider par leur passion », et qui « étaient nés pour (le travail forcé). » Cela incluait les non-chrétiens, qui, vu leur choix religieux, ne pouvaient être complètement humains, et pouvaient donc être réduits en esclavage. Cela incluait les enfants non-chrétiens, qui vu le choix de leurs parents, ne pouvaient pas non plus être complètement humains, et pouvaient donc aussi être réduits en esclavage. La définition de ces exclus de l'être subjectif et rationnel incluait quiconque que ceux au pouvoir souhaitaient exploiter.
Concernant le monde non humain (i.e. les « animaux ») nous trouvons un contemporain de Descartes qui rapportait que « des scientifiques administraient des coups à des chiens avec une parfaite indifférence et se moquaient de ceux qui éprouvaient de la pitié pour ces créatures comme si elles pouvaient ressentir de la douleur. Ils disaient que les animaux étaient des horloges, que les cris qu'ils émettaient étaient seulement le bruit d'un petit ressort qui avaient été touché, mais que leur corps entier ne ressentait rien. Ils clouaient les pauvres animaux par les quatre pattes sur des tableaux pour les disséquer afin d'observer la circulation sanguine, ce qui était un grand sujet de controverse. »
A la recherche de certitude, René Descartes devint le père de la science moderne et de la philosophie. Même si sa philosophie n'était pas une telle justification de l'exploitation, sa recherche était fatalement défaillante avant même de commencer. Parce que la vie est incertaine, et parce que nous mourons, la seule voie pour Descartes d'obtenir la certitude qu'il cherchait était celle du monde de l'abstraction. En substituant l'illusion de la pensée désincarnée à l'expérience (la pensée désincarnée étant impossible, bien sûr pour quiconque avec un corps), en substituant les équations mathématiques aux relations vivantes, et, ce qui est le plus important, en substituant le contrôle ou la tentative de contrôle, à la participation totale au processus sauvage et imprévisible du vivant, Descartes devint le prototype de l'homme moderne? Il établit aussi la seule règle importante de la philosophie occidentale: si ça ne correspond pas au modèle, ça n'existe pas.
Bienvenue dans la civilisation industrielle.


Je ne sais pas ce que mon père était en train de penser ou de ressentir pendant ces jours et ces nuits de violence quand j'étais petit. Je ne sais pas ce qu'il y avait dans son cœur ou dans sa tête quand il serrait son poing pour battre ma sœur ou quand à table il hurlait sur mon frère, ou quand il se tenait à côté de mon lit et dézippait son pantalon. Durant mon enfance une question inarticulée est restée en suspend dans l'air, pour s'ancrer profondément dans mes os, indéfinie et indicible jusqu'à ce qu'elle fasse surface bien des années après: si cette violence ne le rendait pas heureux, pourquoi la perpétrait-il?
Je ne connaitrais jamais ce que mon père ressentait ou pensait pendant ces moments. Pour lui, du moins consciemment, ces moments n'existent pas. Encore aujourd'hui et malgré les preuves, il continue à dénier ses actes de violence. C'est souvent la première réponse aux preuves indéniables d'une vérité effrayante: on les dénie simplement. C'est vrai qu'il s'agisse d'une preuve sur les viols d'un père sur ses enfants, le meurtre de millions de juifs ou des dizaines de millions d'indigènes, ou la destruction du vivant sur cette planète.
J'imaginerais bien que ce déni des preuves est souvent inconscient. Mon père n'est pas la seule personne dans ma famille dont la mémoire de ces années est inexplicable. Alors qu'il s'élançait de la table, savez-vous ce que je faisais? Je continuais à manger, parce que c'est ce qu'on fait à table, et parce que je ne voulais pas me faire remarquer. Je mangeais, mais je ne sais pas ce que je ressentais, ou pensais quand je portais le sandwich à ma bouche, ou la cuillère remplie de ragoût, ou de soupe de haricots.
Je ne sais pas comment j'en étais arrivés là, mais je sais que j'avais un accord passé avec mon inconscient, un accord qui, comme j'espère qu'il sera clarifié d'ici la fin de ce livre, a été fait sous une forme ou une autre par presque toutes les personnes vivant dans notre culture. Parce que on m'avait épargné les coups, je prétendais – prétendais n'est pas le bon mot, peut-être il serait plus correct de dire que je faisais croire parce que le processus devint avec le temps quasiment transparent – que si je ne reconnaissais pas consciemment les sévices, ils ne m'atteindraient pas. Je croyais que si je restais concentré sur mon propre instant d'instant de survie – en restant immobile sur le lit, ou en forçant le passage des haricots dans ma gorge trop serrée – alors ma situation déjà intenable n'empirerait pas.
La première visite de mon père dans ma chambre n'a pas abrogé l'accord. Cela ne pouvait pas car sans cet accord je n'aurais pas pu survivre à cette violence qu'il m'infligea, juste comme je suis sûr que sans un accord similaire, qui l'aurait enlevé lui à sa propre expérience, mon père n'aurait pas pu perpétrer cette violence. Dans le but de maintenir cette illusion que si j'ignorais les sévices, il me serait épargné le pire – dans le but de maintenir l'illusion de contrôle dans une situation de douleur incontrôlable, ou simplement pour rester vivant, même s'il fallait que je me sépare de mes émotions et de mes sensations corporelles – les événements dans ma chambre n'avaient pas eu lieu. Son corps derrière le mien, son pénis entre mes jambes, ces sensations et ces images se glissaient dans et hors de mon esprit aussi facilement qu'il se glissait dans et hors de ma chambre.

Il vaut probablement mieux que vous ne croyiez pas un seul mot de ce que je viens de dire.
Ce que j'ai écrit à propos de mon père nous battant et nous violant n'est simplement pas vrai. Je n'avais pas seulement tort, je mentais. Mon enfance n'avait rien à voir avec ça, parce que si ça avait été le cas, je n'aurais pas pu survivre à ça. Personne ne peut survivre à ça. Donc la vérité non seulement est mais elle doit être aussi spécifiquement que mon père n'a jamais pourchassé Rob autour de la maison, et ma mère et ma sœur n'ont jamais jeté des casseroles et des verres d'eau sur lui pour le stopper. Tout cela n'aurait pas été plausible. Oh, il a peut-être un peu perdu le contrôle quand il a fessé l'un d'entre nous, mais il n'a jamais battu l'un de nous jusqu'à le faire tomber parterre pour le taper encore et encore. Et violer ? Hors de question. L'insomnie constante, les cauchemars incessants, l'anus douloureux et irrité, tout cela doit avoir une autre origine que mon père. La même chose était vraie pour mon rituel nocturne de chercher dans ma chambre, puis plus tard de barricader ma porte. Tous les enfants n'ont-ils pas la terreur que quelqu'un puisse les attraper pensant leur sommeil?
Je ne me souviens pas – je ne me souviens spécialement pas – d'avoir été assis à table un soir d'été, je ne me souviens pas de mon père demandant à mon frère où il était la nuit d'avant. Je ne me rappelle pas si mon frère a dit qu'il avait été dans un parc d'attraction. Mais si mon frère avait dit ça, mon père ne lui aurait jamais demandé combien l'entrée lui avait coûtée. Et plus certainement si mon frère avait dit un montant, en réponse à cette question qu'il n'avait jamais demandée, mon père ne lui aurait pas hurlé dessus, même si la réponse de mon frère avait été incorrecte, signifiant que mon frère n'avait probablement pas été dans un parc d'attraction mais à la place peut-être dans un bar. Mon frère n'aurait pas fait un geste vers la porte pour être étranglé contre le réfrigérateur. Mon père ne l'aurait jamais traité de stupide trou-du-cul-suceur-de-bite et il n'aurait pas non plus commencé à l'étouffer. Mes sœurs n'auraient pas crié et ma mère n'aurait pas attrapé fermement mon père par le dos. Mon frère ne se serait pas dégagé seulement pour tituber, tomber et être frappé dans les reins. Rien de ceci n'est arrivé. Rien de ceci n'aurait pu arriver. Je vous le jure. Mon frère n'aurait pas pu se relever, et sortir pour aller dans sa voiture, une Camaro rose, si vous pouvez croire cela. Mon frère n'aurait pas fermé les portes à clef, et même s'il l'avait fait jamais mon père en serait venu à donner des coups dans la carrosserie. Et même si par un étrange hasard cela était arrivé je peux vous dire que je suis certain de ne pas me souvenir d'être resté assis à table, à 7 ans, essayant de ne pas se faire remarquer, essayant de disparaître.
Je peux aussi vous dire avec certitude, que je n'ai jamais été, même tout-petit, réveillé et amené au salon pour voir quelqu'un se faire battre. Cela ne s'est pas passé tous les jours, toutes les semaines, ou même tous les mois. Et même si les coups avaient été données – ce dont j'ai besoin de vous rassurer en vous disant que cela n'est pas arrivé – cela n'aurait pas pu être fait de façon aussi spectaculaire. Qui pourrait endurer de telles choses? Et qui pourrait perpétrer de tels actes? Je n'ai pas de souvenirs d'être assis tremblant sur le canapé, le regard fixe, et plus que de les voir, de ressentir la présence de mes frères et sœurs près de moi, alors qu'on ne se touchait pas, immobiles, silencieux, simultanément absents et surnaturellement présents, hyperconscients de tous les mouvements de notre père. Je ne me souviens pas du tremblement des jambes de mon père alors qu'il s'apprêtait à frapper, ni d'avoir vu la furie déformer son visage. Je ne me rappelle rien de tout cela. Parce que ça n'a pas eu lieu. Mon frère n'a pas été atteint d'épilepsie, et si ça a été le cas, ça n'a pas pu être à cause des coups portés à la tête par mon père. Ma sœur ne s'est jamais réveillée en hurlant que quelqu'un était dans sa chambre, dans son lit. Elle n'a jamais eu peur que quelqu'un surgisse de derrière la porte pour la frapper. L'odeur alcoolisée d'un souffle amoureux ne me terrifie pas, parce que mon père ne buvait pas. Et si jamais c'était le cas, il ne se serait jamais saoulé. Et même s'il avait été saoul, il ne serait jamais entré dans ma chambre.
Et le pire c'est que même s'il l'avait fait, je ne me serais souvenu de rien du tout.
Ne croyez pas un mot de ce que j'ai écrit dans ce livre, au sujet de mon père, au sujet de la culture, au sujet de tout. Il vaut mieux comme ça.

Une étude sur les survivants de l'Holocauste par les psychologues Allport, Bruner et Jandorf a révélé une tendance à la résistance active aux idées déplaisantes et un refus catégorique d'affronter la gravité de la situation. Encore en 1936, beaucoup de juifs qui avaient assez d'argent pour quitter l'Allemagne continuaient d'y revenir lors de voyages d'affaires. D'autres restaient simplement chez eux, et s'échapper à la campagne les weekends pour ne pas penser à ce qu'ils avaient vécu. Un survivant s'est souvenu que son orchestre n'avait pas manqué une note du morceau de Mozart alors qu'ils faisaient semblant d'ignorer la fumée qui provenait d'une synagogue en train de brûler à côté.
Et que faisons-nous des bons citoyens allemands qui y étaient? Par quels moyens ont-ils supprimé leurs propres vécu et conscience pour participer ou (similairement) ne pas résister? Comment se sont-ils diverti pour ne pas voir cette grenade roulant sur le sol?
Pensez un peu aux chiffres que j'ai donnés auparavant: 25% des femmes appartenant à cette culture ont vécu un viol durant leur vie. Une sur quatre. Ensuite, pensez un peu aux nombres d'enfants battus, ou aux 150 millions d'enfants – 150 millions – réduits en esclavage, portant des briques, enchaînés à des métiers à tisser, enchaînés à des lits. Si vous ne faites pas partie de ces femmes violés, de ces enfants battus, de ces enfants esclaves, ces chiffres ne signifient probablement pas grand chose pour vous. C'est compréhensible. Considérez votre propre vie, et les façons dont vous déniez votre propre expérience, les façons dont vous devez réduire au silence votre propre empathie pour continuer votre journée.
Nous vivons nos vies, reconnaissants que les choses ne soient pas pires qu'elles ne le sont. Mais il doit y avoir un seuil au-dessus duquel nous ne pouvons plus ignorer la capacité de destruction de notre façon de vivre. Quel est ce seuil? Une femme sur deux violée? Toutes les femmes violées? 500 millions d'enfants réduits en esclavage? 750 millions? Un milliard? Tous? La disparition des groupes de pigeons voyageurs qui volaient si nombreux à une époque qu'ils pouvaient assombrir un ciel pendant des jours? La grande remontée des saumons, en flots si épais que l'on ne pouvait plonger sa rame sans « taper dans une échine argentée? » La disparition de tous les vers de terre, de tous les lombrics?
Cet accord par lequel nous nous adaptons à cette violence que nous recevons, que nous voyons ou que nous commettons, en refusant d'en percevoir les effets sur nous et sur les autres est omniprésent. Et c'est un sale truc. Comme R.D. Laing l'a écrit à propos de notre culture, « Les conditions d'aliénation, d'être endormi, d'être inconscient, d'être hors de son esprit, est la condition de l'homme normal. La société accorde beaucoup de valeur à son homme normal. Elle éduque ses enfants à perdre leur propre essence et à devenir absurde, et ainsi à devenir normal. Les hommes normaux ont tué pet-être 100 000 000 de leur compagnons normaux durant les 50 dernières années. »
la question reste encore ne suspend: si notre comportement ne nous rend pas heureux, pourquoi agissons-nous ainsi?

Le zoologiste et philosophe Neil Evernden raconte l'histoire familière de la façon dont nous réduisons le monde au silence. Durant le 19ème siècle, beaucoup des scientifiques pratiquant la vivisection avaient pour habitude de couper les cordes vocales d'un animal avant de l'opérer. Cela signifie que pendant l'expérimentation les animaux ne pouvaient pas crier (défini dans la littérature comme la faculté d'émettre une « vocalisation très aigüe »). En coupant les cordes les expérimentateurs simultanément déniaient la réalité – en prétendant qu'un animal silencieux ne ressentait pas la douleur – et ils affirmaient cela en reconnaissant implicitement que les cris des animaux leur auraient appris ce qu'ils savaient déjà, que la créature était un être doué de sensations, de sentiments (et durant la vivisection, torturé).
Comme Evernden le commente, « Le rite de passage dans la manière scientifique » ou, j'aurais ajouté, moderne, est « d'être au centre de l'habilité à appliquer le couteau sur les cordes vocales, non pas juste du chien sur la table, mais de la vie elle-même. Intérieurement, il (l'être humain moderne) peut être capable de sectionner les cordes de sa propre conscience. Extérieurement, les effets doit être la destruction du larynx de la biosphère, une action essentielle à la transformation du monde en un objet matériel. » Cela n'en pas moins vrai pour les relations que nous entretenons avec nos semblables.
Si nous devons survivre, il nous faut apprendre une nouvelle façon de vivre, une réapprendre une plus ancienne. Il a existé, et existe encore pour le moment, beaucoup de cultures dont les membres refusent de couper les cordes vocales de notre planète, et refusent d'entrer dans cet accord mortifère que nous acceptons quotidiennement comme faisant partie de la vie. Il est peut-être significatif, qu'avant de rentrer en contact avec la civilisation occidentale, ces cultures ne violaient pas, ni n'abusaient des enfants (les Okanagans, de ce qui est actuellement British Columbia, pour ne donner qu'un exemple, n'avaient pas de mot ni de concept dans leur langage correspondant à l'abus sexuel sur un enfant. Ils avaient un mot correspondant à une forme de violation sur une femme: que l'on peut traduire littéralement par « quelqu'un m'a regardée d'une façon que je n'aime pas »). Cela peut-être signifie aussi bien que ces cultures n'ont pas mené les pigeons voyageurs à l'extinction, ni le saumon, le bison des bois, le vison des mers, la poule des Landes du Labrador, le courlis Eskimo, la rainette de Taipei. Cela le serait nous pourrions dire la même chose. Cela signifie peut-être que les membres de ces cultures écoutent attentivement (comme si leur vie en dépendait, ce qui est le cas) ce que les plantes, les animaux, les pierres, les rivières et les étoiles ont à dire, et que ces cultures ont été capables de faire ce dont nous pouvons seulement rêver, qui est de vivre dans un équilibre dynamique avec le reste du monde.
La tache qui nous attend est énorme, croiser les besoins humains sans mettre en péril la vie de la planète.



A Language Older than Words, Se Taire, pp.2-16.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)

Vite...






















  (Vite, vite,vite,vite,vite,vite,vite,vite,vite,vite,)

                                                                                                                                                             


Je connais quelqu'un dont le frère démolit les immeubles. Le truc, dit-il, est de placer les charges précisément de façon à ce que l'immeuble s'effondre sur place, et ne touche rien de ce qui l'entoure. Pour moi il semble que c'est ce que nous devons faire: placer les charges de façon à ce que la civilisation s'effondre sur elle-même, et ne touche que peu de vies, le moins possible, dans sa chute.






Endgame, En écoutant la terre, p.94.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)











Cherchez la morale...


















Voici une question que je pose parfois: une action peut-elle sembler immorale selon un point de vue, et morale selon un autre point de vue? Selon le point de vue, par exemple, du saumon ou d'autres créatures, dont les humains, dont les vies dépendent des rivières naturelles, les barrages sont meurtriers et immoraux. Enlever les barrages serait, de ce point de vue, extrêmement moral.
Bien sûr la chose la plus morale aurait été de ne pas avoir, en premier lieu, construit de barrages. Mais ils sont construits, et on continue d'en construire partout dans le monde pour le bénéfice fiscal incessant à court terme des grandes compagnies et au détriment de la résistance certes déterminée mais habituellement vouée à l'échec, du pauvre. La deuxième chose la plus morale aurait été de laisser sortir lentement l'eau, de faire une petite brèche dans le barrage de prendre en compte tout ce dont il est nécessaire pour survivre (à l'opposé des exigences abstraites du système économique dominant) aux humains et non humains tout comme encore une fois de laisser les rivières couler librement. Mais les barrages sont là, ils tuent les rivières – à cause des barrages dans le nord ouest, par exemple, les saumons et les esturgeons disparaissent à toute vitesse et dans le sud ouest, je ne suis pas sûr d'apprendre quelque chose de plus si je dis que la rivière du Colorado ne se jette plus dans l'océan – et les systèmes politiques, économiques et sociaux actuels ont montré leur absence de réponse et leur irrémédiable propension à agir au détriment des besoins humains et non humains. Mais face à un choix entre des communautés naturelles fonctionnant sainement, et des profits (ou derrière ces profits, et les motivant, la centralisation du pouvoir), ceux au pouvoir bien sûr vont toujours opter pour le second choix. Quelle devient alors la chose morale à faire? Nous restons plantés là à regarder le dernier saumon mourir? Ecrivons-nous une lettre et attentons des procès alors que nous savons au fond de notre coeur que cela ne fera finalement aucune différence? Faisons-nous tomber les barrages nous-mêmes?
Voici une autre question: que veulent les rivières elles-mêmes?
Je cible quelque chose de bien plus vaste et profond que les quelques millions de mètres cubes de ciment qu'on a mis dans le barrage du Grand Coulee. Je veux dans ce livre examiner la moralité et la faisabilité de l'action de faire tomber non pas juste les barrages, mais aussi toute la civilisation. Je veux faire cet examen d'une manière qui soit la plus inflexible et honnête possible, même ou spécialement, au risque d'avoir à réfléchir sur des sujets qui sont normalement considérés comme étant en dehors des limites du discours.
Je ne suis pas le premier à dire que l'économie industrielle et bien sûr la civilisation (qui la sous tend et lui permet de croître), est incompatible avec les libertés des humains et des non humains, et en fait avec la vie humaine et non humaine.1 Si vous admettez que l'économie industrielle – et, sous-jacente, la civilisation – détruise la planète comme elle fait en ce moment, créant une souffrance humaine sans précédent parmi les pauvres (si vous n'acceptez pas cela, finissez-en et fermez ce livre, revenez doucement à vos occupations, allumez la télévision, reprenez un cachet: la drogue devrait faire effet rapidement, votre agitation va disparaître, vous oublierez tout ce que j'ai écrit, et ensuite tout sera parfait comme avant, tout comme les voix de la télévision ne cessent de vous le raconter), alors il devient clair que la meilleure chose qui puisse arriver, du point de vue essentiellement non humain tout comme celui de la grande majorité des humains, c'est que l'économie industrielle (et la civilisation) s'en aille, le plus vite possible, qu'il faut la ralentir le plus qu'il nous est humainement possible de le faire en attendant son effondrement final. Mais voici le problème: ce ralentissement de l'économie industrielle ne va pas convenir à la plupart de ceux qui en tirent profit, incluant presque tout le monde aux EU. Tous s'identifient tellement en tant que participants de l'économie industrielle, bien plus qu'en tant qu'êtres humains, qu'ils vont percevoir ce qui les dérange comme menaçant véritablement leur vie. Ces gens ne se laisseront pas déranger sans riposter. Quel est, alors la bonne chose à faire? Est-il possible de parler de changement social fondamental sans nous poser la question que les gandhistes avaient refusé de se poser?





Endgame, Cinq Histoires, pp.12-13.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)





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1 Voir, par exemple, Lewis Mumford, Farley Mowat, R.D. Laing, et Derrick Jensen.

Les causes superficielles de la violence




















Il y a beaucoup de causes superficielles à la violence. Il y a le fait que ceux qui prennent les décisions politiques à la tête de cette culture sont plus intéressés par leur propre pouvoir personnel et celui de l'Etat que par le bien-être des êtres humains et non humains. Autrement dit, l'obtention et le maintien aux accès des ressources et la facilitation de la production sont plus importantes pour eux que la vie elle-même. Autrement dit le pouvoir est plus important que la vie. Autrement dit, ils sont insensés. Si c'était une racine du problème au lieu d'en être une manifestation superficielle, nous pourrions saper la violence de cette culture tout simplement en remplaçant les décisionnaires par de plus raisonnables, de plus sensés, plus empathiques, plus humains. Mais imaginez si demain un président américain décidait que les EU ne permettraient plus aux entreprises de prendre le pétrole nulle part si les gens eux-mêmes (et non les gouvernements) ne veulent pas le céder, et de même pour les métaux, le poisson, la viande, le bois, tout. Même plus, aucune ressource ne serait extraite si leur extraction nuit au monde naturel de quelle que manière que ce soit. En d'autres mots, notre président aurait décidé de mettre en place une économie qui n'exploite pas, vraiment viable, le genre d'économie que tout le monde, sauf les psychopathes, dirait vouloir, le genre d'économie dont les militants environnementaux et sociaux diraient qu'ils tendent vers ça. Présumons que le Congrès et la Cour Suprême suivent –une présomption extraordinairement douteuse – et présumons que le président ne serait pas assassiné par des agents de la CIA, des compagnies pétrolières ou autres mercenaires – encore plus douteux – alors les prix flamberaient, la façon de vivre à l'Américaine imploserait, et les révoltes empliraient (probablement) les rues. L'économie s'effondrerait. Peu après la tête du président serait plantée sur un piquet au 1600 de l'avenue de Pennsylvanie. Le problème c'est que les seules personnes pouvant être présidents sont celles qui peuvent institutionnaliser des politiques qui accordent plus de valeur à l'économie et à la production qu'au vivant. Une personne sensée et humaine ne voudrait et ne pourrait pas tenir dans une telle position.
Une autre cause superficielle de la violence est que ceux qui prennent les décisions économiques (si elles s'opposent aux décisions politiques, dans la mesure où il a une différence) dans cette culture sont aussi ceux qui sont plus intéressés par l’accumulation du pouvoir – dans ce cas la richesse monétaire – que par l'enrichissement des communautés humaines et non humaines qui les entourent. En lui-même, leur intérêt à exploiter ces communautés ne serait pas plus un problème que toute autre compulsion, comme le ménage excessif ou le lavage obsessionnel des mains. Cela devient un problème seulement à cause de cette soif de pouvoir et le travail avide qui se côtoient au sein de cet Etat-compagnie, le pouvoir assoiffé maniant le bras de fer militaire et policier pour les avides, garantissant aux riches qu'ils auront les ressources qu'ils veulent pour augmenter leurs richesses – avec les armes, si nécessaire – et garantissant aussi que ceux qui s'opposent à ce transfert de ressources seront tués.
Mais même l'union du commerce et de la politique, n'est pas, en elle-même, une source de la violence, mais un mécanisme qui la sert. Si l'engrenage qui implique et le gouvernement et l'industrie était la cause essentielle de la violence de cette culture, nous pourrions y remédier relativement facilement en appelant à une convention constitutionnelle et en insérant des contrôles et des rééquilibrages pour éviter ça dans le futur. Et si ceux au pouvoir s'opposaient à nous, en continuant leur politique actuelle qui consiste à nous taxer sans nous représenter, et bien, nous pourrions simplement suivre le conseil de Thomas Jefferson, d'Abraham Lincoln et des Beatles et dire que nous voulons une révolution (reconnaissons que les Beatles relèvent plus du verbiage insignifiant que les deux autres, bien qu'écouter avec attention la version doo-wop, je pense, peut fournir une idée de leurs convictions). Mais nous nous retrouverions, après que la poussière retombe et que le sang cesse de couler dans les rues, avec notre glorieux tout nouveau gouvernement révolutionnaire devant affronter le même bon vieux problème, à savoir comment prendre les ressources de la campagne pour les donner aux grandes villes, aux fabricants. Nos nouveaux chefs seraient par nécessité aussi violents que nos anciens chefs.
Nous pouvons faire facilement une longue liste d'autres mécanismes ou causes superficielles de la violence. Il y a le fait que ceux au pouvoir se sont entourés d'institutions comme les systèmes judiciaires et militaires (en fait toute la structure gouvernementale) dans le but de protéger et de maintenir leur pouvoir. Il y a le fait que le système social valorise l'accumulation insatiable de richesses et de pouvoirs. Il y a le fait que nous sommes tous immergés dans une mythologie qui, loin de nous faire voir que cette accumulation est une grande source de violence, nous fait penser celle-ci non seulement comme acceptable, raisonnable, et désirable, mais aussi la seule façon d'être, la façon, en fait, dont fonctionne le monde réel. Il y a le fait que cette même mythologie glorifie la violence, tant qu'elle est perpétrée par ceux qui sont au pouvoir ou leurs subordonnés: les hauts cadres d'Hollywood ont rencontré récemment le conseiller principal du président, pour, selon les propos du New York Times, trouver « un terrain commun sur la manière dont l'industrie du loisir pouvait contribuer à l'effort de guerre, en s'inspirant de l'esprit, si ce n'est des compétences du partenariat formé entre les cinématographes et les planificateurs militaires des années 40 »; simultanément, Tom Cruise disait être concerné par son rôle dans son prochain film, de collecteur d'ordures, euh désolé, d'agent de la CIA, désireux de montrer « la CIA sous une lumière aussi positive que possible. »90 Voici l'arrogance des civilisés, qui se considèrent comme moralement et autres supérieurs à tous le reste, et qui par conséquent peuvent exploiter ou exterminer en toute impunité (et immunité) morale . Voici l'arrogance des humanistes qui croient que nous sommes séparés et supérieurs aux non humains, que l'on peut aussi exploiter et exterminer à volonté. Et voici la pulsion de mort de cette culture, nous poussant tous à mettre fin à toute vie sur la planète tout en nous maintenant hors de notre corps et de notre âme.
Tout ça est en place, et il y a de bonnes raisons de travailler à tout stopper ou tout ralentir. D'aucune manière je suis en train de suggérer que nous ne devrions pas travailler à réduire la nocivité de ces mécanismes ou causes superficielles, pas plus que je suggèrerais aux gens de ne pas travailler sur les numéros d'urgence pour les victimes de viol, ou de ne pas tenter de stopper un violeur. Mais je ne suggèrerais pas non plus que de travailler sur un numéro d'urgence pour les victimes de viol mettra un terme de quelle que manière que ce soit au réel problème du viol. Parmi ceux que je connais qui ont travaillé sur les questions de la violence des hommes contre les femmes, aucun n'a suggéré que cela pouvait régler quelque chose. Ni que les femmes pouvaient penser positif ou pratiquer des exercices spirituels adéquats afin de stopper les viols des hommes sur les femmes. La régulation peut être fabuleuse et importante, mais il ne faut pas se faire d'illusions sur sa portée. Prier le gouvernement et l'industrie d'arrêter de détruire la planète et de tuer les gens dans le monde ne marchera jamais. Ça ne peut pas marcher.






Endgame, Irrécupérable, pp.73-75.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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90 Cottin heather, « Scripting the Big Lie: pro-war propaganda proliferates » Workers World Newspaper
29 novembre 2001,   http://groups.yahoo.com/MainlineNews/message/20262.

(re)définir la civilisation




















Si je m'apprête à envisager l'effondrement de la civilisation, j'ai besoin de définir ce que c'est. J'ai regardé dans quelques dictionnaires. Webster's appelle la civilisation « un haut degré de développement culturel et social. » The Oxford English Dictionary la décrit comme « un état développé et avancé d'une société humaine. » Tous les autres dictionnaires que j'ai consultés étaient tout aussi élogieux. Ces définitions, et peu importe à quel point elles sont largement partagées, ne m'ont pas aidé le moins du monde. Elles m'ont semblé désespérément dégoulinantes. Après les avoir lues, je n'avais toujours pas la moindre idée de ce que pouvait bien être une civilisation: définissez haut, développé ou avancé, SVP. Les définitions, et cela m'a saisi, sont également extrêmement complaisantes: pouvez-vous imaginer des rédacteurs de dictionnaires se classifiant volontairement comme étant les membres d'une « société humaine basse, non développée et attardée? »
Je me suis soudainement souvenu que tous les écrivains, dont ceux des dictionnaires, sont des propagandistes, et j'ai pris conscience que ces définitions sont, en fait, le gros d'une propagande, des articulations concises de l'arrogance qui a mené tous ceux qui croient qu'ils vivent dans la culture la plus avancée – et la meilleure – à tenter de l'imposer par la force à tous les autres.
Je donnerais une définition de civilisation moins précise, mais que je crois plus utile, comme étant une culture – qui est, en fait un ensemble d'histoires, d'institutions, et d'artefacts – qui à la fois mène à et émerge de l'accroissement des cités (civilization > civil > civis, qui veut dire citoyen, du latin civitatis, qui veut dire cité-état ndlt), avec les cités définies, – de façon à les distinguer des camps, des villages, etc – comme regroupant des gens de façon plus ou moins permanente, dans un endroit avec une densité assez importante pour nécessiter l'importation quotidienne de nourriture et autres biens pour vivre. Ainsi un village Tolowa qui se trouvait il y a 500 ans là où je vis, dans Tu'nes (qui signifie haute prairie dans la langue Tolowa), qui s'appelle à présent Crescent City, en Californie, n'aurait pas été une cité, puisque les Tolowa mangeaient les saumons du coin, les palourdes du coin, les biches, les myrtilles, etc du coin, et n'avaient pas besoin de faire venir de la nourriture d'un autre endroit. Ainsi, selon ma définition, les Tolowa, à cause de leur façon de vivre qui ne se caractérisait pas par la croissance de cités-états, n'auraient pas été civilisés. Par contre, les Aztèques l'étaient. Leur structure sociale menait inévitablement à de grandes cités-états comme Iztapalapa et Tenochtilán, cette dernière était, quand les Européens l'ont découverte pour la première fois, bien plus grande que n'importe quelle grande ville en Europe, avec une population cinq fois plus importante que celle de Londres ou Séville.1 Peu avant de raser Tenochtilán et de massacrer ou réduire en esclavage ses habitants, l'explorateur et conquistador Hernando Cortés a noté que c'était de loin la cité la plus belle du monde. Magnifique ou non, Tenochtilán nécessitait, comme toutes les grandes villes, l'importation (souvent forcée) de nourriture et autres ressources. L'histoire de toute civilisation est l'histoire de l'essor de cités-états, autrement dit l'histoire du pompage de ressources vers ces centres ( dans le but de les renforcer et de les accroître ), autrement dit l'histoire de l'accroissement d'une région non viable en exploitant de plus en plus les campagnes qui l'entourent.
Le chancelier allemand du Reich Paul von Hindenburg a parfaitement décrit cette relation: « Sans les colonies il n'y a pas d'acquisition sûre des matières premières, sans matières premières, pas d'industries, sans industries pas de niveau de vie standard adéquat et de richesse. Donc, nous, les Allemands, nous avons besoin de colonies. »2
Bien sûr quelqu'un vit déjà dans les colonies, mais cela n'a évidemment pas d'importance.
Mais il y a plus. Les cités ne grandissent pas dans un néant politique, social et écologique. Lewis Mumford, dans le second volume de son livre extraordinaire, Le Mythe de la machine, emploie le terme de civilisation « pour dénoter le groupe des institutions qui ont pris forme au début sous une royauté. Son chef unificateur, figure constante dans des proportions variées à travers l'Histoire, est la centralisation du pouvoir politique, la séparation des classes, les emplois du temps des heures travaillées, la mécanisation de la production, le pouvoir militaire magnifié, l'exploitation économiques des plus faibles, et l'introduction universelle au travail forcé et à l'esclavage à des fins militaires et industrielles. » (Le philosophe et anthropologue Stanley Diamond l'a avancé plus succinctement quand il a noté, « La civilisation est née de la conquête des contrées étrangères et de la répression à la maison. ») Ces attributs, qui sont inhérents non pas juste à cette culture mais à toutes les civilisations, semblent plutôt mauvais. Mais, selon Mumford, la civilisation a une autre face, plus bénigne. Il poursuit, « Ces institutions auraient complètement discrédité à la fois le mythe primitif de la royauté divine et le mythe dérivé de la machine si elles n'avaient pas été accompagnées par un autre ensemble de traits collectifs qui à juste titre justifie l'admiration: l'invention et la conservation des traces écrites, la croissance des arts visuels et musicaux, l'effort pour agrandir la sphère de la communication et des relations économiques au-delà du choix de n'importe quelle communauté locale: le but ultime de rendre disponibles à tous les hommes (sic) toutes les découvertes, les inventions, les créations, les œuvres de l'art et de la pensée, les valeurs et les objectifs que chaque groupe particulier a découvert. »3
Bien que j'admire le travail de Mumford, et qu'il m'ait influencé, je crains que lorsqu'il a commencé à discuter de la face admirable de la civilisation, il ait sombré dans la même propagande promulguée par les lexicographes dont j'ai consulté le travail: que cette culture est réellement « avancée » ou « plus haute. » Mais si nous creusons ce second masque souriant de la civilisation – la croyance que les arts visuels et musicaux de la civilisation, par exemple, sont plus développés que ceux des peuples non civilisés – nous trouvons le reflet de l'autre face de la civilisation, celle du pouvoir. Par exemple, il ne serait pas entièrement vrai que les arts visuels et musicaux aient simplement grandi ou soient devenus plus hautement avancés sous ce système; il est plus vrai qu'ils aient depuis longtemps succombé dans le même type de division du travail caractérisant l'économie et la politique de cette culture. Là où au sein des traditions indigènes – les « non civilisés » – les chansons sont chantées par tout le monde comme étant un moyen de créer un lien entre les membres d'une communauté, de se célébrer les uns les autres ainsi que la terre à laquelle ils sont rattachés, au sein de la civilisation les chansons sont écrites et chantées par des experts, ceux qui ont du « talent », ceux dont la vie est dévouée à la production de ces arts. Il n'y a pas de raison pour moi d'écouter les chansons de ma voisine (qui chante probablement faux), qu'elle aurait inventée en amateur, quand je peux mettre un CD de Beethoven, de Mozart ou de Lou Reed (d'accord, Lou Reed chante faux, aussi, mais j'aime bien). Je ne suis pas certain de considérer la conversion des êtres humains dans la création continue des arts collectifs en consommateurs passifs de produits artistiques manufacturés par des experts lointains – même si ceux-ci ont vraiment du talent – comme étant une bonne chose.
Je pourrais avancer un argument similaire en ce qui concerne l'écriture, mais Stanley Diamond fait plus fort que moi: « Écrire était un des mystères originels de la civilisation, et ça a réduit les complexités de l'expérience au monde de l'écrit. Qui plus est, l'écriture a fourni aux classes dirigeantes un instrument idéologique d'un pouvoir incalculable. La parole de Dieu devient une loi invisible, médiatisée par les prêtres; par conséquent, réplique l'Iroquois en face de l'Européen, « Les Saintes Écritures ont été écrites par le Diable. » Avec l'avènement de l'écriture, les symboles deviennent explicites; ils perdent une certaine richesse. La parole de l'homme n'est plus l'exploration infinie de la réalité, mais un signe qui peut être utilisé contre lui... Parce que l'écriture divise la conscience en deux voies – elle a plus d'autorité que la parole orale, dégrade ainsi la signification du langage parlé et sape la tradition orale, et elle rend possible l'utilisation des mots pour la manipulation politique et le contrôle des autres. Les écrits supplantent la mémoire; une version officielle, fixée et permanente des événements peut être faite. Si c'est écrit, dans les premières civilisations (et je rajouterais les actuelles), c'est tenu pour vrai. »4
J'ai deux problèmes, aussi, avec l'affirmation de Mumford considérant que l'essor des échanges économiques et de communications sous la civilisation bénéficient à l'ensemble des gens. Le premier est que cela présume que les non civilisés ne communiquent pas ou ne participent à des transactions économiques au-delà de leurs communautés. Beaucoup le font. Des coquillages de la côte nord-ouest ne sont pas arrivés tous seuls dans les mains des indiens des plaines et les peaux de buffles ont souvent terminé sur la côte. (Et ne mentionnons même pas les non civilisés qui communiquent avec leur environnement non humain, quelque chose rarement pratiqué par le civilisé: parlons-en de ne pas savoir parler à quelqu'un qui ne fait pas partie de sa communauté!) dans quel cas que ce soit, je ne suis pas certain que l'habilité à envoyer et recevoir des emails d'Espagne, ou à regarder des programmes de télévisions diffusés plus loin que Los Angeles rendent ma vie particulièrement plus riche. C'est bien plus important, utile, et enrichissant, je pense, d'aller à la rencontre de mes voisins. Mais ça me sidère très souvent, de me retrouver assis dans une pièce remplie de mes semblables, tous le regard vissé sur une boîte, en train de regarder et d'écouter une histoire concoctée et jouée par des gens éloignés. J'ai des amis qui connaissent les voisins de Seinfeld (ndlt bis) bien mieux que les leurs. Moi aussi je peux me retrouver à accorder plus de valeur à ce qui est distant par rapport à ce qui m'entoure quotidiennement. Je dois avouer que je peux me diriger dans les labyrinthes du jeu vidéo Doom2: Hell of Earth bien plus facilement que dans les pistes serpentines entre les arbres que je vois dehors de ma fenêtre, et je comprends les intrications de Microsoft Words bien mieux que la danse complexe de la pluie, du soleil, des prédateurs, des charognards, des plantes et du sol dans le ruisseau à une vingtaine de km. La nuit dernière, j'ai écrit jusqu'à tard, et j'ai finalement éteint mon ordinateur pour aller dehors et dire bonne nuit aux chiens. J'ai pris conscience, alors, que le vent était en train de souffler fort sur les cimes des séquoias, et que les arbres murmuraient et soupiraient. Les branches s'entrechoquaient et de loin je les entendais craquer. Jusqu'à ce moment je ne m'étais pas rendu compte qu'une telle symphonie avait lieu si près, encore moins que j'avais à sortir pour y participer, pour sentir le vent souffler dans mes cheveux et sentir les gouttes de pluie fouetter sur mon visage. Tous les sons de la nuit avaient été maintenus dehors par le tournis monotone du ventilo de mon ordinateur. Juste hier j'ai vu de ma chambre deux mésanges charbonnières jouer dans une mare. Ensuite, la nuit dernière j'ai vu à la télévision encore un autre lion chasser encore un autre zèbre. Laquelle des deux scènes m'a enrichi le plus? Cette ouverture perceptive de la communication est juste une autre réplique du problème des arts visuels et musicaux, parce qu'étant donné la pulsion vers le pouvoir centralisé qui motive la civilisation, l'élargissement de la communication dans ce cas signifie vraiment qu'elle nous réduit à être des consommateurs tétant un suc de paroles et d'images à une mamelle lointaine, alors que nous devrions être les participants actifs de notre propre vie et de celles qui nous entourent.
J'ai un autre problème avec l'affirmation de Mumford. En revendiquant l'essor de la communication et des échanges économiques comme étant admirables, il semble avoir oublié – et c'est étrange, si l'on considère la sophistication du reste de son analyse – que cet essor ne peut être universellement bénéfique que quand toutes les parties agissent volontairement et dans le contexte d'une répartition équitable du pouvoir. J'aurais détesté défendre le fait que, par exemple, les peuples d'Afrique – environ 100 millions d'entre eux sont mort de l'esclavage, et bien plus se sont retrouvés dépossédés et réduits à la misère comme aujourd'hui – ont bénéficié de leurs « échanges économiques » avec les Européens. On peut dire la même chose pour les Aborigènes, les Indiens, les peuples de l'Inde pré coloniale, etc.
Je veux réexaminer quelque chose d'autre que Mumford a écrit, en partie parce qu'il a produit un argument en faveur de la civilisation que j'ai vu répété tant de fois ailleurs, et qui mène vraiment, je pense, à de sérieux problèmes auxquels nous avons à faire face aujourd'hui. Il a conclu la section que j'ai citée auparavant, et que je reproduis ici pour vous éviter de reculer de deux pages: « Le but ultime (est) de rendre disponible à tous les hommes (sic) les découvertes et inventions et créations, le travail des arts et de la pensée, les valeurs et objectifs que des groupes particuliers ont découvert. » Mais de même qu'un essor d'échanges économiques bénéficie seulement à ceux qui les font volontairement, imposer les valeurs et les raisons de tout groupe particulier à un autre, ou les appropriations des découvertes des autres, peuvent seulement mener à l'exploitation et à la diminution du dernier en faveur du premier. Le fait que cet « échange » puisse aider était l'argument commun aux premiers Européens venus en Amérique, comme quand le Capitaine John Chester écrivait que les Indiens profiteraient du « savoir de notre foi » pendant que les Européens récolteraient toutes ces richesses que possèdent ce pays. »6 Cet argument était aussi bien défendu par les propriétaires américains d'esclaves au 19ème : le philosophe George Fitzhugh affirmait que « l'esclavage éduque, rend les masses plus fines et plus morales, en les portant à avoir des échanges continus avec des maîtres à l'esprit, l'instruction et la morale supérieurs. »7 Et il est juste communément défendu aujourd'hui par ceux qui enseignent les vertus des blue jeans, des Big Macs, de Coca-Cola, du Capitalisme et de Jésus Christ aux pauvres de ce monde en échange de leur dépossession de leur terre et du travail forcé pour un salaire de misère.
Un autre problème réside dans le fait que l'affirmation de Mumford renforce une façon de voir les choses qui mène inévitablement à un processus qui n'est pas viable parce qu'il présume que les découvertes, les inventions, les créations, les œuvres des arts et de la pensée, et les valeurs et les raisons sont transposables d'un espace sur un autre, ce qui les conçoit comme séparables à la fois du contexte humain et de la terre qui les a créés. L'affirmation de Mumford révèle, sans en avoir l'intention, que le pouvoir des histoires qui nous tient sous l'emprise de la machine, comme il l'a avancé, et, plus qu'autre chose, ce qu'est la civilisation: même en disséquant brillamment le mythe de cette machine, Mumford retombe dans ce mythe tout à fait identique en semblant accepter implicitement la notion que les idées ou les œuvres de l'art ou des découvertes sont comme des outils dans une boîte à outils, et peuvent être plein de significations ou sans conséquences négatives si on les sort de leur contexte: les pensées, les idées et l'art en tant qu'outils plutôt qu'une tapisserie inextricablement tissée entre les communautés humaine et non humaine. Mais les découvertes, qui sont des œuvres de la pensée, et les raisons qui peuvent fonctionner très bien dans les Grandes Plaines peuvent être nocives dans le Pacifique Nord-Ouest, et encore pire à Hawaï. Croire que cette transposition potentielle est positive revient à la même bonne vieille substitution de ce qui est proche par ce qui est distant: si je veux vraiment savoir comment on vit dans Tu'nes, je devrais prêter attention à Tu'nes.
Voici un autre problème, qui, toutefois, dominent tous les autres. Il est en rapport avec une caractéristique que cette civilisation ne partage pas avec les autres. Ce sont les croyances profondes et que l'on maintient le plus souvent de façon invisible, qu'il n'y a vraiment qu'une seule et unique façon de vivre, et que nous en sommes les seuls et uniques possesseurs. Cela devient notre boulot que de la propager, et par la force si nécessaire, jusqu'à ce qu'il n'y en ait pas d'autres possibles. Loin d'être une perte, l'éradication des autres façons de vivre, des autres cultures, est à la place un gain réel, puisque la Civilisation Occidentale est la seule façon de vivre de toute manière: nous faisons une faveur en nous débarrassant non seulement des obstacles qui nous entravent, mais aussi des rappels que d'autres possibilités existent, permettant à notre fantaisie de se faufiler plus encore dans la réalité; et nous faisons une faveur aux barbares quand nous les élevons de leur condition dégradée pour joindre la société la plus haute, la plus avancée, la plus développée. Si ils ne veulent pas se joindre à nous, c'est simple: nous les tuons. Autrement dit, quelque chose de sinistrement alchimique arrive quand nous mêlons l'arrogance des définitions des dictionnaires, qui tient notre civilisation comme supérieure aux autres formes culturelles; un hyper militarisme qui autorise la civilisation à s'étendre et à exploiter, essentiellement à volonté; et une croyance maintenue malgré les puissantes et incessantes critiques de la civilisation comme Lewis Mumford le fait, dans le désir de cosmopolitisme, qui est la transposition des découvertes, des valeurs, des modes de pensées, etc par-delà le temps et l'espace. Le nom que le 20ème siècle a donné à cette transmutation sinistrement alchimique est génocide: l'éradication des différences culturelles, son sacrifice sur l'autel de la seule vraie voie, sur l'autel de la centralisation de la perception, de la conversion d'une pluralité de morales toutes dépendant d'une localisation et de circonstances différentes en une morale basée sur le précepte de la machine, de l'expansion continue, de l'abandon de la perception individuelle (aussi bien dans l'écriture que dans la conversion de celle-ci ou d'autres arts en consommables) pour des perceptions prédigérées ou des idées, des valeurs imposées par des autorités extérieures qui croient de tout leur cœur – ce qui leur reste de cœur – en la centralisation du pouvoir et qui en profitent. Ultimement, alors, l'histoire de la civilisation est l'histoire de la réduction de la tapisserie d'histoires du monde en une seule histoire, la meilleure histoire, l'histoire réelle, l'histoire la plus avancée, l'histoire la plus développée, l'histoire du pouvoir et de la gloire qu'est la Civilisation Occidentale.






Endgame, Civilisation, p.17-23.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)



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Ndlt: a city en anglais désigne une grande ville, par rapport à town, qui se situe à mi-chemin entre le village et la grande ville. La cité en français est à la base une communauté politique et religieuse souvent rattachée à un territoire et est devenue par extension un ensemble pouvant se former à l'intérieure d'une agglomération.
1 Stannard, David, American Holocaust: Colombus and the conquest of the new world, Oxford University Press, 1992, p.4.
2 Mies Maria, Patriarchy et Accumulation on a world scale, Zed books, londres, 1999, p.98.
3 Mumford, The Myth of the machine: Technics and Human development, Harcourt Brace Jovanovitch, New York, 1967, p.186. C'est une maladresse dans l'original, même si le style de Mumford est normalement exquis.
4 Diamond, In Search of the Prmitive: a Critique of Civilization, Somerset, NJ: Transaction Publishers, 1993. p.4.
Ndlt bis: série télévisée américaine connue. http://fr.wikipedia.org/wiki/Seinfeld
6 Turner Frederick, Beyond Geography: the western spirit against the wilderness, Rutgers, New Brunswick NJ, 1992, p.182.
7 Faust Drew Gilpin, The Ideology of slavery, Baton Rouge, Presses Universitaires de l'Université d'Etat de Louisiane, 1981, p.293.