Mickey Z café

























Extraits d'un entretien avec Derrick Jensen,  réalisé et retranscrit par Mickey Z,  23 janv 2011.
Source:  "We Need to Stop This Culture Before It Kills the Planet".
Traduit en français par Les Lucindas.





Lorsque vous commencez à lire cette interview, jetez un œil à l'horloge la plus proche. Maintenant, mettez-vous ça dans le crâne: depuis la veille à la même heure, 200 000 hectares de forêt vierge tropicale ont été détruits, plus d'une centaine d'espèces végétales et animales ont disparu, 13 milliards de tonnes de produits chimiques ont été diffusés sur la planète et la mort de 29158 enfants de moins de 5 ans aurait pu être évitée.
Et le pire, c'est que cela n'a pas eu lieu qu'une fois. C'est le train-train quotidien, une réalité qui se répète chaque jour – et ce n'est pas les ampoules à économie d'énergie, le papier toilette recyclé ou même les dons au Sierra Club qui vont avoir le moindre impact.
Alors que vous vous évertuez à vous convaincre du vaste gouffre qui se trouve entre les deux ailes du même et seul parti américain corporatiste, je vous suggère d'écouter avec grande attention si l'un de vos politiciens parle de ça:
-  Chaque kilomètre carré de l'océan contient 46000 bouts de plastique.
-  La génération de l'électricité émet 81 tonnes de mercure dans l'atmosphère chaque année.
-  Chaque seconde, 10000 litres de gaz sont consumés aux États Unis.
-  Chaque année les Américains utilisent 1.1 milliards de kilos de pesticides.
-  90% des grands poissons des océans et 80% des forêts dans le monde ont disparu.
-  Toutes les deux secondes un être humain meurt de faim.

C'est juste une minute d'échantillonnage, les gars, et désolé, mais c'est pas votre véhicule hybride qui va pouvoir y remédier. Le sac de course durable que vous utilisez pour faire le marché n'a aucun impact. Et ce n'est pas votre compost à la maison qui va amorcer une révolution.

(…)

Si ce non-dit établi avec son cortège d'oublis convenus vous pèse, alors il n'appartient qu'à vous de lire le reste de notre conversation ci-dessous. Après ça, il se pourrait que vous commenciez à réaliser que si vous êtes (pré)occupé, le sort de la planète, lui,  est plus que préoccupant.



Mickey Z: Nous commençons cette conversation le jour de l'anniversaire de Martin Luther King. Il y a peu de chance pour qu'on entende sur les grandes ondes cette phrase du Dr.King « La question n'est pas si on risque d'être extrémiste, mais quels extrémistes nous serons. », hein?


Derrick Jensen: Juste aujourd'hui j'ai lu un article affirmant que, et ce n'est pas surprenant, le réchauffement global causé par l'industrialisation sera bien plus mauvais que tout ce qu'on a estimé, et que si les émissions de carbone continuent comme ça, la planète sera inhabitable dans les 100 ans prochains. Même maintenant, tous les jours entre 150 et 200 espèces sont amenées à s'éteindre. Cette culture détruit les indigènes. Les océans sont en train d'être massacrés. Et aujourd'hui j'ai vu une étude sur le taux d'ignifuges présent dans tous les fœtus. Etc, etc. Et on continue encore de traiter ceux qui travaillent à faire cesser le massacre planétaire d’extrémistes.
Je pense que les vrais extrémistes sont ceux qui mettent le capitalisme au-dessus du vivant, ceux qui mettent la civilisation au-dessus du vivant. Je ne peux pas penser qu'il y ait plus extrémiste que de mettre cette culture insensée au-dessus du vivant.

 (...)

Mickey Z: Quand vous avez commencé, au début, à écrire et parler de la civilisation et de son effondrement final, vous étiez-vous vraiment imaginé que ce que vous verriez autour de vous serait aussi mal en point que ce que vous voyez à présent?

Derrick Jensen: Non. Et bien que j'aie écrit dans The Culture of Make Believe sur la façon dont l'effondrement économique peut mener au syndrome Chemises Brunes et au fascisme, je suis encore assez estomaqué par la manière dont ça se passe ici. Mais pour être plus précis, même si j'ai écrit plus d'une quinzaine de livres sur l'insanité de cette culture, je n'arrive toujours pas à croire que ce n'est pas un mauvais rêve, ce maintien forcené à cette culture alors que le monde est assassiné. Je veux sans cesse me réveiller, mais à chaque fois j'ouvre les yeux sur une culture toujours en train de tuer la planète et il n'y a pas tant de gens que ça que ça préoccupe.



Mickey Z: Je suis sûr que vous ne pouvez même plus calculer le nombre de fois où on vous a interviewé, mais je me demande s'il y a une question que vous avez toujours souhaité qu'on vous pose, et que jusqu'à présent, on ne vous a jamais posée. Si c'est le cas, alors s'il vous plait, faites les questions de vos réponses, et servez-nous le tout.

Derrick Jensen: 4 questions.

Question: Vous avez dit à plusieurs reprises que vous ne croyez pas que les humains ne soient plus dotés de sensations que les autres animaux. Où placez-vous les limites?

Réponse: Je ne place pas du tout de limites. Je ne vois aucune raison de croire autre chose que le fait que l'univers est empli d'une symphonie sauvage faite de différentes voix sauvages, de différentes intelligences sauvages. Les humains ont une intelligence humaine, ce qui n'est pas plus (ni moins) important que l'intelligence du poulpe, ce qui n'est pas plus (ni moins) important que l'intelligence du séquoia, ce qui n'est ni plus (ni moins) important que l'intelligence du virus de la grippe, ce qui n'est pas plus (ni moins) important que l'intelligence du granit, ce qui n'est pas plus (ni moins) important que l'intelligence de la rivière, etc.


Question: Comment a fait le monde pour être un endroit si beau, si merveilleux et si fécond dés le début?

Réponse: Avec tous ceux qui ont fait de ce monde un endroit plus beau, plus merveilleux et plus fécond en y vivant et en y mourant. Par les plantes et les animaux et les champignons et les virus et les bactéries et les pierres et les rivières etc qui ont fait de ce monde un meilleur endroit. Les saumons améliorent les forêts par leur existence. La rivière du Mississippi fait de cette région un endroit meilleur par son existence. Les bisons font des Grandes Plaines un endroit meilleur par leur existence.
Les humains civilisés ne font pas du monde un endroit meilleur par leur existence. Ils font collectivement et individuellement de ce monde un endroit moins beau, moins merveilleux et moins fécond. Comment pouvez-vous faire de ce monde un endroit meilleur? Que pouvez-vous faire pour que la terre sur laquelle vous vivez soit plus saine, plus belle et plus féconde? Et pourquoi vous n'en faites rien?


Question: Qu'est-ce qu'il faut pour que la planète survive?

Réponse: L'éradication de la civilisation industrielle. La civilisation industrielle est, de par son fonctionnement, systématiquement incompatible avec la vie.
La bonne nouvelle, c'est que la civilisation industrielle est en train de s'effondrer.
La mauvaise nouvelle c'est qu'elle va faire sombrer une bonne partie de la planète avec elle.


Question: Donc si la civilisation industrielle est en train de s'effondrer, pourquoi ne devrions-nous pas juste nous planquer, assurer nos arrières et, en gros, protéger notre précieuse petite estime?

Réponse: J'opposerais le narcissisme et la lâcheté de cette attitude avec celle exprimée par Henning von Tresckow, un des membres de la résistance allemande pendant la 2nde Guerre Mondiale. Quand les alliés ont débarqué en France en 1944, quiconque suivait l'évolution des événements savait que les Nazis allaient perdre, que c'était juste une question de temps. Alors certains membres de la résistance suggérèrent d'arrêter leur activité contre les Nazis pour uniquement se protéger jusqu'à ce que la guerre se termine, en gros se planquer, assurer ses arrières et sa protection à soi. Henning von Tresckow leur répondit alors que chaque jour les Nazis tuaient 16000 civils innocents, donc un jour de plus de gagné sur les Nazis équivalait à 16000 vies innocentes de sauvées en plus.

Il y a plus de courage, de sagesse et d'intégrité dans cette déclaration que dans dans toutes celles des assureurs d'arrières réunis.

Entre 150 et 200 espèces se sont éteintes aujourd'hui. Elles étaient mes frères et mes sœurs. Ça n'est pas suffisant de simplement se planquer et d'attendre que les horreurs cessent. Les saumons ne survivront pas jusque-là. Les esturgeons ne survivront pas jusque-là. Le delta ne survivra pas jusque-là.

Une autre façon de dire tout cela. J'opposerais le narcissisme et la lâcheté des assureurs d'arrières à l'attitude exprimée par mon ami, celui qui m'a vraiment fait entrer dans l'environnementalisme, John Osborn. Il a consacré toute sa vie à sauver tout ce qu'il pouvait de la vie sauvage à travers une résistance politique organisée. Quand on lui a demandé pourquoi il faisait ce travail, il a toujours dit que « nous ne pouvons pas prédire le futur. Mais comme les choses deviennent de plus en plus chaotiques, je veux faire en sorte que certaines portes restent ouvertes. » Ce qu'il veut dire c'est que s'il reste des ours grizzly dans 30 ans, il en restera environ une quinzaine. S'ils disparaissent dans 30 ans, ils auront disparu pour toujours. S'il parvient à maintenir debout telle ou telle étendue de forêts anciennes, cela pourra peut-être tenir 50 ans. Si elles disparaissent maintenant, ce sera pour un très long moment, et peut-être pour toujours.

Comme vous l'avez dit, Mickey Z, nous vivons à une époque où nous avons peut-être plus d'impact que nous n'avons jamais eu auparavant. Toute activité destructrice que nous pouvons stopper sur un lieu pourra le protéger jusqu'à l'effondrement: on ne pouvait pas le dire dans les années 1920. Je crois que c'est David Brower qui a dit que chaque victoire environnementale était temporaire tandis que chaque perte était permanente. Je pense que nous atteignons le point où chaque victoire peut être permanente.

Une chose pour finir: l'outil de recrutement le plus efficace pour la résistance française fut le débarquement allié, parce que les Français ont alors réalisé une bonne fois pour toute que les Allemands n'étaient pas invincibles. Le fait de savoir que cette culture est en train de s'effondrer ne devrait pas nous amener à adopter une attitude narcissique et lâche, mais devrait nous donner courage, et devrait nous mener à défendre les victimes de cette culture.







Extraits d'un entretien avec Derrick Jensen, réalisé et retranscrit par Mickey Z,  23 janv 2011.
Traduit en français par Les Lucindas.









Conversation en anglais dans son intégralité:
'We Need to Stop This Culture Before It Kills the Planet'
A Conversation With Derrick Jensen. By Mickey Z.

Ils vous dépèceront en souriant

































Dans The Culture of Make Believe, j'ai tenté, entre autres, de comprendre la relation entre l'exploitation, le manque de respect, le bon droit, les menaces qui en découlent et la haine. J'avais appris qu'après la Guerre civile américaine le nombre de lynchages en Amérique du Sud avaient au moins doublé en intensité. J'ai voulu savoir pourquoi. Je suis arrivé à comprendre quand mes yeux ont croisé ces lignes de Nietzsche: « On ne peut pas haïr quand on méprise. »
J'ai tout à coup compris que le bon droit perçu comme tel est la clé de toutes les atrocités, et que toute menace à ce bon droit perçu comme tel peut déclencher la haine.

Voici ce que j'ai écrit:
« Les Européens avaient le sentiment que les terres de deux Amériques leur revenaient (et leur reviennent) de droit. Les esclavagistes avaient clairement le sentiment que le travail (et la vie) de leurs esclaves leur revenaient de droit, non seulement pour les payer de la protection qu'ils leur offraient contre leur oisiveté, mais aussi tout simplement comme un retour sur leur investissement. Les possesseurs d'un capital non humains ont également le sentiment que le « retour du surplus sur le travail » leur revient de droit, selon les économistes, comme étant la part de récompense pour avoir fourni du travail et alimenté le capital avec leur investissement. Les violeurs agissent en croyant en leur bon droit sur le corps de leur victime. Les Américains agissent en croyant en leur bon droit de consumer la majorité des ressources mondiales et de changer le climat planétaire. Et en tant qu'humains industrialisés, nous agissons tous comme si nous avions le bon droit d'obtenir tout ce que nous voulons sur cette planète. »326

Ensuite j'ai écrit:
« Du point de vue de ceux qui ont le droit, les problèmes commencent quand ceux qui dédaignent aller dans le sens – et en ont le pouvoir et les moyens de ne pas aller dans ce sens – de ce bon droit perçu comme tel. C'est là qu'intervient l'affirmation de Nietzsche, où la haine que j'essaie de traiter dans ce livre devient manifeste. Plusieurs fois dans ce livre j'ai commenté cette haine ressentie assez profondément et longuement pour ne plus être ressentie comme une haine, mais plus comme la tradition, l'économie, la religion ou ce que vous avez. C'est quand ces traditions sont mises en jeu, quand le droit est menacé, quand les masques de la religion, de l'économie et autres sont éloignés, cette haine se transforme, de son état le plus sophistiqué en apparence, le plus 'normal', chronique – où ceux qui sont exploités sont regardés de haut ou méprisés – elle se manifeste sous une apparence plus évidente, plus aigüe. La haine devient plus perceptible quand elle n'est plus normalisée. Une autre façon de dire tout cela est que si la rhétorique de la supériorité maintient le bon droit, la haine et la force physique directe restent souterraines. Mais cette rhétorique commence à faire défaut, la force – la haine – attend dans l'ombre, prête à exploser. »327

La question de ce livre est que si vous pensez que la réponse des exploiteurs se fait dans la fureur et très violemment quand les capitalistes se voient clairement refuser le droit de posséder les gens 328 – quand ce bon droit particulier perçu comme tel est déjoué – alors, imaginez juste la réaction violente qu'ont les civilisés quand on les empêche de perpétrer l'exploitation routinière qui caractérise, rend possible, fonde et forme l'essence même de leur train de vie.

Les quelques pages suivantes de The Culture of Make Believe continuent l'élaboration cette idée, et je voudrais vous les citer:
« Faites comme si vous avez été élevés dans la croyance que les noirs– nègres serait le terme plus précis dans cette formulation – sont vraiment des enfants, mais avec beaucoup de force. Et faites comme si ces nègres qui travaillent pour les blancs faisaient seulement partie de l'expérience de la vie quotidienne. Vous ne mettriez plus cela en question, pas plus que le fait de respirer, de manger ou de dormir. Cela fait simplement partie de la vie: les blancs possèdent des nègres, les nègres travaillent pour les blancs.»
« Maintenant prétendons que quelqu'un venu de l'étranger commence à vous dire que ce que vous faites est mal. Cet étranger ne connaît rien de la vie que vous vivez, ni de celle de votre père, du père de votre père. De votre point de vue cet étranger ne s'est jamais promené dans les champs et n'a jamais vu les esclaves travailler, il n'a jamais pu se figurer que votre ferme ne peut pas fonctionner sans ces esclaves, et ne connait pas non plus suffisamment ces esclaves pour savoir que ces derniers, également, ne pourraient pas survivre sans ce que vous leur apportez. Prétendons que vos esclaves écoutent cet étranger, et qu'à cause de cela, vos relations avec eux commencent à se détériorer, au point que vous commencez à perdre de l'argent.
Si c'était moi – et j'ai été élevé dans ces circonstance et avec ces croyances – je pense qu'une fois le choc lié à la témérité de cet étranger qui se mêle de ce qui ne le regarde pas est passé, je deviendrais énervé, et ressentirais probablement cela comme un outrage, que cette personne venue de nulle part puisse ruiner ma façon de vivre. Élevé dans ces circonstances, il m'aurait fallu plus de courage que celui qu'a la plupart d'entre nous, je pense, pour admettre que ce train de vie est basé sur l'exploitation et accepter gracieusement d'en changer.
Il est assez facile, de loin, de dire simplement que les esclavagistes étaient immoraux, et que les membres du KKK ou d'autres groupes basés sur la haine raciale n'étaient qu'un tas de demeurés sectaires avec lesquels nous n'avons rien à voir.
Mais en êtes-vous sûr?
Essayez ça. Et si, au lieu de posséder des gens, nous parlions de posséder de la terre. Quelqu'un vous dit que peu importe la somme que vous mettrez pour acheter cette terre, elle ne vous appartient pas de toute façon. Vous ne pourrez rien en faire quoi que vous souhaitez en faire. Vous ne pouvez pas y couper les arbres. Vous ne pouvez pas construire. Vous ne pouvez pas y faire passer des bulldozers pour y construire une autoroute. Toutes ces activités sont immorales, parce qu'elles sont basées sur le fait que vous exploitez le vivant, et dans ce cas, la terre. Avez-vous demandé à la terre si elle veut qu'on y construise quelque chose dessus? Prêtez-vous attention à ce que pense la terre? Mais la terre ne peut pas penser me direz-vous. Ah mais c'est juste ce que vous pensez, vous. C'est comme ça qu'on vous a appris à penser. Allons plus loin et mettons que le travail de cette terre – que les étrangers appellent exploitation – vous fait vivre, et que si les étrangers arrivaient à ses fins vous seriez hors circuit. Encore et encore ils vous disent que vous êtes une mauvaise personne, un demeuré sectaire, parce que vous refusez de voir que votre façon de vivre est basée sur l'exploitation d'une entité dont vous ne percevez pas qu'elle puisse avoir des droits ou un ressenti avec lesquels il faut composer.
Ça y est, vous êtes énervé? »
« Et ça alors? Les étrangers prennent votre ordinateur parce que la fabrication de son disque dur tue les femmes en Thaïlande. Ils prennent vos vêtements parce qu'ils ont été confectionnés dans des ateliers clandestins, votre viande parce qu'elle vient de l'élevage intensif, vos légumes pas chers parce que l'industrie agroalimentaire qui les produit conduit les paysans à la ruine ( ou peut-être parce que la laitue n'aime pas la culture intensive: 'la laitue préfère pousser dans la biodiversité' disent les étrangers), et votre café parce qu'il détruit les forêts vierges, décime les populations d'oiseaux migrateurs et chassent les cultures vivrières des africains, asiatiques et américains du Sud. Ils prennent votre voiture à cause du réchauffement global et votre alliance à cause de l'exploitation des mineurs qui a détruit les terres et les communautés. Ils prennent votre télé, votre microonde, et votre réfrigérateur parce que, bon dieu, ils consomment tout le réseau électrique et que l'électricité coute bien trop à l'environnement (les barrages tuent les saumons, les centrales au charbon déclenchent des pluies acides, les générateurs de vents tuent les oiseaux, et ne parlons pas du nucléaire). Imaginez si les étrangers voulaient embarquer tous ces objets – sans votre consentement – parce qu'ils ont déterminé, sans que vous en soyez le commanditaire, qu'ils sont tous immoraux et le fruit de l'exploitation. Imaginez que ces étrangers arrivent vraiment à embarquer ces objets qui font partie de votre vie et que vous considérez comme fondamentaux pour vous. Moi je vous imagine plutôt furax. Peut-être vous commenceriez à haïr ces trous du cul qui vous font ça, et peut-être que si vous étiez plusieurs à avoir subi cela, vous pourriez vous organiser pour riposter contre ces étrangers qui veulent détruire vos vies – je vous vois aisément demander 'qu'est-ce que ces étrangers ont contre moi, là?' Peut-être que vous mettriez ces robes blanches et ces drôles de chapeaux et peut-être même que vous en viendriez à être assez brutal avec quelques-uns d'entre eux, si c'était nécessaire pour qu’ils cessent de détruire votre façon de vivre »329

(…)

Vous voulez vraiment voir de la haine? Vous voulez voir de la violence? Contrecarrez les projets des civilisés. Faites les taire. Stoppez leur destruction de la planète.
Les civilisés vous dépèceront en souriant.





Endgame, « Les civilisés vous dépèceront en souriant », pp.346-349.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)




..................................................................................................................................................
326   Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 105-6.
327   Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 106-7.
328   Et même ça c'est une farce: si on suit une définition stricto sensu de l'esclavage, il y a plus d'esclaves dans le monde aujourd'hui qui traversent le passage du Milieu, et bien sûr ce nombre gonfle dans des proportions inimaginables si l'on compte les sweatshops, les salaires de misère et l’expropriation. Pour une analyse plus complète de l'esclavage, voir Bales.
329   Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 110-12.







Abandonnez l'espoir, éteignez vos peurs.
























« Le désespoir est la matière première des changements radicaux. Seulement ceux qui peuvent laisser derrière eux tout ce en quoi ils ont cru peuvent espérer en échapper. »

W.S.Burroughs 
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Courage », p.315.



« C'est l'espoir le vrai meurtrier. L'espoir est dangereux. L'espoir nous permet de rester assis sur le radeau en naufrage au lieu de chercher à réagir. Oubliez l'espoir. Notre seule chance est d'évaluer en toute honnêteté et en toute franchise la situation telle qu'elle est. Au lieu d'être assis là et « d'espérer » un échappatoire, peut-être devrions-nous reconnaître que prendre conscience de la vérité de notre situation, même si elle est déplaisante, est positif car c'est la première étape nécessaire aux vrais changements. »

Gringo Stars 
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Espoir », p.327.




« L'espoir est la bride qui nous soumet. »

Raoul Vaneigem 
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Espoir », p.327.



« Le remède au désespoir n'est pas l'espoir. C'est de découvrir ce que nous voulons faire de ce qui nous importe. »

Margaret Wheatley 
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Espoir », p.327. 










Casey Maddox a écrit que quand la philosophie meurt, l'action commence. Je dirais en plus que quand nous cessons d'espérer en une aide extérieure, quand nous cessons d'espérer que cette situation horrible dans laquelle nous nous trouvons se résoudra d'elle-même de quelle que manière que ce soit , quand nous cessons d'espérer que la situation n'empirera pas, alors nous sommes finalement libres – vraiment libres – pour commencer honnêtement à travailler à la résoudre profondément. Je dirais que quand l'espoir meurt, l'action commence.

L'espoir peut être bien – et adapté – pour les prisonniers, mais les hommes et femmes libres n'en ont pas besoin.
Êtes-vous prisonniers ou êtes-vous libre?

(…)

Une merveilleuse chose se passe quand vous abandonnez l'espoir, c'est que vous prenez conscience que vous n'en aviez pas besoin jusque là.317  Vous prenez conscience que d'abandonner l'espoir ne vous tue pas, ni ne vous rend inefficace. En fait cela vous rend plus efficace, parce que vous cessez de compter sur quelque chose ou quelqu'un d'autre pour résoudre vos problèmes – vous cessez d'espérer que vos problèmes seront résolus grâce à l'assistance magique de Dieu, de la Mère Universelle, du Club Sierra, des vaillants défenseurs des arbres, du brave saumon ou de la terre elle-même – et vous commencez simplement à faire ce qui est nécessaire pour résoudre vos problèmes par vous-mêmes.
À cause de la civilisation industrielle, les spermatozoïdes humains ont diminué de moitié ces 50 dernières années. En même temps, les filles deviennent pubères plus tôt: 1% des filles de 3 ans ont de la poitrine et des poils pubiens, et dans seulement les 6 dernières années, le pourcentage de fille de moins de 8 ans ayant de la poitrine et des poils pubiens est passé de 1% à 6.7% pour les blanches et de 27.7% pour les noires.
Qu'allez-vous faire de cela? Allez-vous espérer que vos problèmes vont disparaître? Allez-vous espérer quelques solutions magiques? Allez-vous espérer que quelqu'un – n'importe qui – stoppera les crimes de l'industrie chimique?
Ou allez-vous faire quelque chose à ce propos?
Quand vous abandonnez l'espoir, c'est encore mieux que de ne pas être tué: ça vous tue. Vous mourez. Et il y a une chose merveilleuse dans le fait d'être mort, c'est qu'une fois mort, ils – ceux au pouvoir – ne peuvent plus vous toucher. Ni avec des promesses, ni avec des menaces, ni avec la violence elle-même. Une fois que vous êtes mort de cette façon, vous pouvez encore chanter, vous pouvez encore danser, vous pouvez encore faire l'amour, vous pouvez encore vous battre comme un diable – vous pouvez encore vivre parce que vous êtes encore plus vivant qu'avant – mais ceux au pouvoir ne peuvent plus avoir de prise sur vous. Vous en êtes venu à prendre conscience que quand l'espoir meurt, votre moi qui est mort avec l'espoir n'était pas vous, mais celui qui dépendait de ceux qui vous exploitent, celui qui croyait que ceux qui vous exploitent s'arrêteraient d'eux-mêmes, celui qui dépendait et croyait les mythologies propagées par ceux qui vous exploitent pour faciliter cette exploitation. Votre moi social est mort. Votre moi civilisé est mort. Votre moi manufacturé, fabriqué, tamponné, moulé est mort. La victime est morte.
Et qui reste quand ce moi meurt? Vous. Votre moi animal, nu, vulnérable et invulnérable, mortel, survivant. Celui qui ne ressent pas ce que la culture lui a appris à sentir, mais ce qu'il ressent. Celui qui n'est pas ce que la culture lui a appris à être mais qui est. Celui qui peut dire oui, celui qui peut dire non. Celui qui fait partie de la terre où vous vivez. Celui qui se battra (ou pas) pour défendre votre famille. Celui qui se battra (ou pas) pour défendre ceux que vous aimez. Celui qui se battra (ou pas) pour défendre la terre dont la vie de ceux qui vous aimez et la vôtre dépendent. Celui dont la moralité n'est pas basée sur ce que vous a appris la culture qui est en train de tuer la planète, de vous tuer 319, mais sur votre propre ressenti animal, qui nourrit votre amour et vous tient lié à votre famille, à vos amis, à votre terre. Pas la famille identifiée par l'état civil, mais la famille animale, qui requiert une terre, qui est tuée par les produits chimiques, l'animalité qui a été rabotée et déformée pour rentrer dans les besoins de la culture.
Quand vous abandonnez l'espoir – quand vous êtes mort de cette façon, et êtes redevenus vraiment vivants – vous faites en sorte de ne plus être vulnérable à la cooptation de la rationalité et de la peur comme celle perpétrée par les nazis sur les juifs et les autres, celle perpétrée par les personnes violentes sur leur victime, celle perpétrée par la culture dominante sur nous tous. Ou du moins à ces circonstances physiques, sociales et émotionnelles forgées par ceux qui exploitent et qui font que les victimes se perçoivent comme n'ayant pas d'autre choix que de perpétrer cette cooptation sur elles-mêmes. Mais quand vous abandonnez l'espoir, cette relation exploiteur/victime se brise. Vous devenez comme ces juifs qui ont participé au soulèvement du Ghetto de Varsovie.ndlt
Quand vous abandonnez l'espoir, vous perdez bien des peurs. Et quand vous cessez de compter sur l'espoir pour, à la place, protéger ceux que vous aimez, vous devenez bien sûr dangereux pour ceux qui sont au pouvoir.
Au cas où vous vous poseriez la question, c'est une très bonne chose.







Endgame
, « Espoir », pp.330-334.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




..........................................................................................................................................
317   Genre un dieu chrétien, ou le paradis après la mort.
319   Je veux dire que la culture tue à la fois la planète et nous, et plus spécifiquement que d'en suivre la moralité qu'elle génère contribue à ce qui tue la planète et qui nous tue.


Ndlt   Derrick Jensen a écrit auparavant que le taux de mortalité de juifs de Varsovie avait été bien inférieur à celui des juifs des camps de concentration. Il revient sur ce fait tout le long de
Endgame. « rappelez-vous, les juifs qui se sont soulevés ont un nombre de survivants plus importants que celui des juifs qui se sont soumis aux camps de concentration. »

Vous n'êtes pas fou et ce n'est pas votre faute.














Entretien téléphonique avec Derrick Jensen, réalisé et retranscrit par Zoe Blunt, le 20 novembre 2010.
Source: Love Letters and Hate Mail
Traduit en français par Les Lucindas.







Derrick Jensen s'attaque à cette culture destructrice.


L'auteur écologiste radical Derrick Jensen s'est fait connaître par un gros travail de réflexion avec Endgame, qui compare la civilisation occidentale à une famille où la violence domestique règne. Il soutient que nous devons par tous les moyens chercher à faire tomber cette culture. Depuis Derrick Jensen a publié avec Karen Tweedy-Holmes un texte virulent sur les zoos et la captivité des animaux, Thought to Exist in the Wild, ainsi qu'un recueil d'entretiens incendiaires avec d'autres activistes, Resistance to Empire, et What We Leave Behind, co-écrit avec Aric Mc Bay, un texte polémique poignant traitant des notions de gâchis, de vie et de mort.

Récemment, Jensen s'est lancé dans la fiction avec While the Planet Burns, un roman SF satirique écrit en collaboration avec Stephanie Mac Millan, Song of the Dead, un thriller métaphysique, Live Less Valuable, un roman sur la vengeance, et Mischief in the Forest, un livre pour enfants illustré par Stephanie Mac Millan.

Ce dernier ouvrage raconte une belle histoire pour jeunes enfants sur une grand-mère qui vit « seule dans la forêt, sans aucun voisin. » Plus tard, avec ses petits enfants, elle découvre qu'elle ne vit pas seule dans cette forêt, et finalement fait la connaissance avec ses voisins – toutes les créatures de la forêt.

J'ai appelé Jensen en le joignant par téléphone chez sa mère à Crescent City, en Californie.




Zoe Blunt: Pourquoi ce livre est-il important pour les enfants élevés dans cette culture?

Derrick Jensen: J'ai lu une étude cette année qui dit que la plupart des enfants américains passe moins de huit minutes par jour dehors. Cela m'a fait pensé à ce qu'a écrit John Livingston, que les grandes villes semblent de prime abord être source d'hyper sensorialité alors qu'en fait elles ne sont qu'une privation sensorielle. La raison est que dans les grandes villes toute la perception sensorielle est crée ou médiatisée par les humains. Ce n'est pas comme ça que nous avons évolué – nous avons évolué dans des communautés plus larges d'êtres vivants, qui étaient nos voisins. Si vous vivez dans un monde où tout ce que vous percevez ou ressentez est crée ou médiatisé par des humains, vous commencez à halluciner. Pas halluciner dans le sens où vous prenez du LSD et commencez à pisser des fraises, mais vous vous mettez à penser que les humains sont les seules créatures vivantes qui importent – les seules qui existent. Les seules qui peuvent parler.

Toutes ces idéologies sont des hallucinations: comme par exemple que les actions de la bourse sont plus importantes que les êtres vivants. L'économie est plus importante que la vie de la planète. Il y a un Dieu, tout là haut, dans le lointain céleste. Tout ça ce sont des hallucinations. Malheureusement les gens agissent avec ces hallucinations.

Mischief in the Forest parle de se reconnecter, de se souvenir que nous avons des voisins. C'est une jolie histoire, crée par ma mère.




À un certain point, vous avez réalisé que la civilisation occidentale est un régime qui ne peut pas être réformé ou rattrapé. Qu'est-ce qui vous a amené jusque là?

Je pense que cela s'est fait par étapes – je n'en suis pas venu comme ça, en une seule prise de conscience. Il y a eu la violence de mon père. Pour ce qui est de le réformer ou de le rattraper, j'ai compris qu'on ne pouvait l'atteindre en premier. J'ai compris que l'argent menait l'Église et le système judiciaire. J'ai vu ce juge prendre le parti de mon père parce qu'ils étaient potes. Cela m'a donné une vision de la façon dont le système judiciaire fonctionnait.
J'ai réalisé enfant – j'avais quel âge, sept ans? – que l'on ne pouvait avoir une croissance infinie sur une planète qui ne l'était pas. J'en ai pris conscience parce que je vivais à la campagne où ils ont fait des regroupements de parcelles. Et en une année ou plus, tout cet habitat – je n'utilisais pas ce terme à l'époque, je disais « toutes ces maisons » – pour les crapauds, les passereaux, les chouettes, les écrevisses, les fourmilières – toutes ces maisons-là ont été transformées en maisons pour humains. Et je me souviens avoir pensé à ce moment, je me souviens avoir su « Cela ne peut pas durer, c'est si évident – si ça se passe ici, et si ça se passe ailleurs, alors ça se passe partout ailleurs et ça ne peut pas continuer. Tous ces animaux qui vont fuir leurs habitations. » Mais c'est une hallucination profondément dérangée de penser que cela peut continuer indéfiniment. Ce que j'ai vu c'est l'inexorabilité de l'expansion de cette culture.
Cette inexorabilité – ce qui arrive une fois que les cultures développent l'agriculture industrielle,  elles ne peuvent pas aller au-delà de la capacité porteuse de la planète. Et une fois que vous avez dépassé cette capacité écologique, vous ne pouvez plus vous arrêter, vous devez continuer en intensifiant de plus en plus l'agriculture industrielle, et l'épuiser jusqu'à ce que ça vous stoppe. C'est la voie de toute civilisation – elles dépassent la capacité porteuse et n'arrivent pas à faire marche arrière, alors elles  persévèrent jusqu'à l'effondrement.




Que diriez-vous à ceux qui sont aux prises avec l'horreur de cette prise de conscience, que la civilisation doit s'effondrer pour que la planète soit sauvée?

La première chose à dire c'est que vous n'êtes pas fous et que ce n'est pas de votre faute. Vous n'avez pas demandé à naître dans cette culture atroce et destructrice.

Je n'aime pas être dirigiste, mais quand les gens me demandent quoi faire, je leur dis de trouver une organisation qui fait du bon boulot et de se joindre à elle, ou de lancer leur propre organisation. La grande différence n'est pas entre ceux qui sont militants et ceux qui ne le sont pas, mais entre les gens qui agissent et ceux qui n'agissent pas.

Vous n'êtes pas fous, c'est cette culture qui est folle. Ce n'est pas de votre faute. Une façon pour cette culture d'avoir les gens c'est en entretenant cette illusion que « si je consomme de moins en moins, je ne contribuerais pas à la mort de cette planète. Si je porte jusqu'à l'usure mes chaussures recyclées et évite de prendre des douches, alors je ne prendrais pas part à cette destruction. » Mais les saumons se fichent bien de votre pureté et de vos choix de vie, ce qui leur importent ce sont les barrages et les élevages de poissons. La protection est une grosse escroquerie – beaucoup de gens y croient. Le problème est que 90% de notre eau est utilisé par l'industrie et l'agriculture. Ce que les humains utilisent équivaut à ce qu'use un seul terrain de golf municipal.

Alors quand on vous dit d'écourter vos douches, c'est de la prestidigitation. C'est un tour de magie – un jeu de mains. On essaie de vous faire penser que « si je prends une douche plus courte, alors ça va le faire. » C'est la même chose avec les déchets – une personne en moyenne produit 125 kg de déchets. Vous pouvez le réduire à zéro, mais la moyenne par habitant est de 26 tonnes! Parce que 97% est produit par l'agriculture et l'industrie. Si vous réduisez vos déchets à zéro, vous ne faites que jouer les « monsieur propre ».




Que ressentez-vous quand vous êtes confronté à cette réalité?

En deux mots: horrifié et déconcerté. Je pense tellement souvent que c'est un mauvais rêve au milieu duquel je vais finir par me réveiller. Personne ne peut être à ce point stupide, je veux dire 90% des poissons des océans ont déjà disparu. Nous faisons face à la mort de la planète et personne ne panique? Aux États-Unis on a un paquet de conservateurs élus. Il y a une ligne dans un livre de Eduardo Galeano qui dit que « la législation a voté que cela n'existait pas. » Le congrès débat sur le changement climatique cette année. Ils vont voter que cela n'existe pas.

Le narcissisme de cette culture me tue. Ça tue tout le monde.

D'un certain point de vue, je veux dire aux gens « grandissez, merde, pour voir au-delà de vous mêmes. »

Une chose dont j'ai pris conscience durant toutes ces années à écrire, c'est du niveau d'insanité qui n'a cessé de s'accroitre.
Dans A Language Older Than Words, je parlais de la façon dont les gens dans cette culture sont traumatisés par une éducation brutale des enfants., etc. Plus personne n'est capable d’entretenir de vraies relations avec les autres. C'est si différent des individualités du passé. Cette culture perçoit les arbres comme n'ayant rien à dire. Ce sont des choses mortes. Je parle des raisons psychologiques par lesquelles cela est arrivé. Donc là, la psychologie serait pauvre, malade et meurtrie.
Dans The Culture of Make Believe, j'ai appelé les exécutifs de l'industrie du tabac des « gros enculés de leur mère ».
Ensuite dans Endgame j'ai expliqué que c'était des sociopathes.
Il y a une grosse différence entre « meurtris », « enculés » et « sociopathes ».




Comment cette réalité affecte-t-elle votre quotidien?

Chaque jour une nouvelle horreur. Je ne sais pas comment vous pouvez regarder une déforestation et ressentir autre chose que de l'horreur, de la rage, de la douleur, de l'incrédulité, et un désir de vengeance, entre autre.

Parlons de vengeance. Vous savez que nous avons besoin de stopper ceux qui sont au pouvoir. Nous avons besoin de stopper ceux qui sont en train de tuer la planète. Pas seulement pour les stopper, nous avons besoin de venger les saumons. Nous avons besoin de venger les chênes, nous avons besoin de venger les indigènes, les pigeons voyageurs – et on peut continuer longtemps là-dessus.

Cette culture est insensée. J'ai été interviewé par ce type, Kevin Kelly (l'ancien éditeur de Whole Earth Catalog). Il a dit: « Vous écrivez qu'il faut mettre fin à cette culture, mais vous n'écrivez pas sur ce que feront les gens si cette culture s'effondre. » J'ai dit que je n'avais pas besoin de répondre, que les peuples indigènes nous donnaient des modèles. Il a demandé: « Que voulez-vous après l'effondrement de la civilisation? » J'ai commencé à faire la liste de tous: saumons, lamproies, oiseaux migrateurs, air pur, eau pure, salamandres, rainettes. J'ai fait la liste de tous ces animaux, ces plantes, ces arbres. Et il a demandé alors: « Et le carton? » J'ai dit: « le carton? » Il a dit: « Ouais, vous ne voulez pas de carton? » Et j'ai pensé: « le carton est plus important pour lui que la vie? » Puis il a dit: » Et l'électricité? » Alors j'ai dit que ni la production de carton ni la production d'électricité n'étaient durables.

Je pense que beaucoup de gens ne résistent pas à cette culture parce qu'ils sont insensés. Ils croient au système de valeur et ils sont insensés. Alex Steffen (l'éditeur exécutif de Worldchanging) a parlé du 100% de métal recyclé et que c'est durable. Vous savez ce que cela requiert de recycler le métal? Vous devez le chauffer pour le fondre. Une étude d'une demie heure a prouvé que c'était extrêmement toxique. Tous ces produits, en acier ou aluminium à recycler, c'est tellement toxique qu'on envoie le tout par bateau se faire traiter par des enfants. Il a juste fallu une étude de trente minutes pour montrer que ce n'était pas durable.




Comment arrivez-vous à être si prolifique?


Je ne travaille pas tant que ça... J'ai l'impression plutôt de gaspiller beaucoup de temps. J'écris tous les jours, et je n'ai pas l'impression que je me donne à fond, mais c'est vrai que je ne m'arrête jamais, – sauf là à cause de cette blessure, je ne prends jamais plus de deux jours. Je conçois que je fais un gros travail d'écriture – 15 livres en 10 ans, c'est beaucoup. Je m'impose des délais et je les respecte. Mais à chaque fois que je me mets à trouver que je travaille dur, je pense à ce que ce doit être pour un manutentionnaire au Guatemala ou un enfant travaillant dans une mine. Bien sûr, c'est très dur de travailler sur quelque chose qui n'a pas de sens.

J'ai des facilités – j'écris vite et bien. J'ai la chance de vivre à une époque où nous avons à former des cultures de résistance et à travailler à faire tomber la civilisation. (…) J'ai certaines facilités, si je ne les utilise pas au service de la communauté alors ça ne vaut rien.

Les gens ont besoin de trouver quels sont leurs dons et de les utiliser pour servir la communauté. Les gens me disent: « Vous devriez arrêter d'écrire et commencer à monter votre organisation. » Mais je déteste organiser. Sauf quand je suis en conférence, je suis très introverti. Je peux faire sans problème la promotion d'une organisation si on veut que je baratine. (…)




Qu'est-ce qui vous tient, face à toute cette insanité?

Je sais qu'on va finalement gagner, et je le sais car on ne peut pas combattre la nature indéfiniment. La civilisation va s'effondrer, et c'est ce qu'on est en train de voir maintenant. Les gens disent: « Ne fais pas sauter un barrage, ils vont juste le reconstruire. » Eh bien, ça a été vrai pendant longtemps, mais maintenant, ils n'ont pas les ressources. Ils n'ont simplement plus l'argent pour.






Entretien téléphonique avec Derrick Jensen, réalisé et retranscrit par Zoe Blunt, le 20 novembre 2010.
Source: http://zoeblunt.wordpress.com/2010/11/20/youre-not-crazy-and-its-not-your-fault/
Traduit en français par Les Lucindas.

i-bombe, tellement tellement !!






















C'est un de mes étudiants – Casey Maddox, un excellent écrivain – qui m'a informé sur les i-bombes ndlt quand j'enseignais en prison. Il a écrit un roman extraordinaire sur quelqu'un qui a été kidnappé pour être intégré à un programme de sevrage en douze étapes de l'addiction à la civilisation occidentale. Le livre s'intitule The Day Philosophy Dies (Le Jour où la Philosophie est Morte), et ce titre, comme nous allons le voir sous peu, a un rapport avec les i-bombes.304

Les i-bombes sont, d'après ce que j'en sais, une des rares inventions utiles émises par le complexe militaro industriel. On peut les opposer aux bombes à neutrons, qui, si vous vous en souvenez, tuent le vivant tout en laissant les infrastructures inertes intactes: elles peuvent laisser une grande ville intacte, mais débarrassée de toute sa population, la quintessence de la civilisation. Les i-bombes, par contre, donnent lieu à des explosions qui ne tuent pas le vivant, mais détruisent l'électronique. Casey les appellent des « machines à remonter le temps » car si vous en lâchez une, vous reculez de 150 ans.
À un moment du roman les kidnappeurs sont dans un petit avion pour en larguer une sur la Bay Area. Ils ont transporté cette bombe dans un cercueil, et le personnage principal demande : « Qui est mort? »
« La philosophie, a répondu quelqu'un. Quand la philosophie meurt, a continué cette personne, l'action commence. »
Alors qu'ils se préparent à larguer leur i-bombe, le personnage principal ne cesse de penser « Il y a quelque chose qui cloche dans notre plan. »  Cette pensée le taraude encore alors que la cérémonie du décompte se fait. Cinq, quatre, trois, deux, un. Et le personnage principal capte, mais trop tard. Lorsque la bombe explose, l'avion plonge.
Un des kidnappeur serre sa poitrine et s'effondre. Il avait un pacemaker. Même les actions non violentes peuvent tuer. À ce point, n'importe quelle action, et même inaction, a des conséquences létales. Si vous êtes civilisés, vos mains sont teintées de façon plus ou moins permanente de rouge sombre par le sang des innombrables victimes humaines et non humaines.

Bien avant qu'il ait fini le livre, Casey m'a montré où il avait trouvé de la lecture sur ces i-bombes. C'était dans Popular Mechanics. Si vous consultez le numéro de septembre 2001 et souhaitez l'emprunter à la bibliothèque, prenez la carte de quelqu'un d'autre, quelqu'un que vous n'aimez pas de préférence, car ce numéro contient même les instructions pour en fabriquer une. L'article avait pour titre: « I-Bombes: En un battement de cils, les bombes électromagnétiques pourraient faire reculer la civilisation de 200 ans. Et les terroristes peuvent s'en fabriquer une pour 400 dollars (sic). »
Et c'est une mauvaise chose?
L'auteur, Jim Wilson, commence ainsi: « Le prochain Pearl Harbor ne va pas s'annoncer par une lumière nucléaire incandescente ou les gémissements plaintifs des victimes d'Ebola ou de son jumeau génétiquement modifié. Vous entendrez au loin un craquement net. Alors que vous serez en train de penser à tort à un possible coup de tonnerre, le monde civilisé aura vacillé. »
Jusque là, tout va bien.
Il continue: « Les néons et les écrans de télévision vont briller d'une intensité étrange, alors qu'ils sont éteints. Une odeur d'ozone et de plastique chaud va émaner de tous les revêtements des fils électriques et des télécommunications. Vos agendas électroniques et mp3 deviendront chauds au toucher, les batteries surchargées. Votre ordinateur et toutes les données qu'il contient seront grillés. »
Je sais, je sais, c'est trop beau, tout ça, pour être vrai. Mais après c'est encore mieux.
Wilson écrit: « Et alors vous remarquerez aussi que le monde tourne différemment. La musique de fond de la civilisation, le ronronnement des moteurs à combustion aura stoppé. Sauf quelques diésel, aucun moteur ne sera épargné. Vous, toutefois, n'aurez rien, sauf que vous serez ramené de 200 ans en arrière, à une époque où l'électricité se réduisait aux éclairs qui cisaillaient le ciel. Ce n'est pas un hypothétique (…) scénario. C'est un constat réaliste fait par le Pentagone sur les dégâts que pourrait causer cette nouvelle génération d'armes, les i-bombes. »

Quand j'en parle dans mes conférences les gens m'interrompent souvent avec des exclamations de satisfaction. Le principe de l'i-bombe repose sur le FCG (Flux Compressor Generator) ou générateur à compression de flux, ce que l'article de Popular Mechanic appelle « une arme incroyablement simple. Elle est composée de tubes d'explosifs placés à l'intérieur d'une bobine de cuivre à peine plus large, comme il est illustré ci-dessous. (L'article a même un schéma!) Juste avant que les explosifs entre en combustion, la bobine crée un champ magnétique grâce à des accumulateurs d'énergie. (…) Quand le tube s'embrase cela touche le bord de la bobine et crée un court circuit en mouvement. 'Le court circuit se propageant entraîne une compression du champ magnétique tout en réduisant l'induction du stator (la bobine), dit Carlo Kopp (un expert australien spécialisé dans les armes de haute technologie). 'Il en résulte que les FCG vont produire une impulsion électrique dont le courant va stopper avant la désintégration totale de l'engin. Les résultats publiés supposent que le temps de la montée en puissance électrique varie en 10 à 100 microsecondes et dégage un courant de plusieurs dizaine de millions d'ampères.' L'impulsion générée produit une lumière qu'on pourrait comparer à un flash. »

Aussi beau que cela semble l'être (oh, pardon, J'avais oublié que le progrès technologique est bon; que la civilisation est bonne; que de détruire la planète c'est bien; que les ordinateurs, les télévisions et les téléphones et les voitures et les néons sont tous des bonnes choses, et certainement plus importants qu'une planète vivable et vivante, plus importants que les saumons, les ours grizzly, et les tigres, ce qui veut dire que les effets des i-bombes sont si horribles que personne sauf l'armée américaine et ses braves et glorieux alliés ne devraient avoir l'habilité nécessaire à les employer dans le seul but de servir les intérêts américains vitaux comme l’accès au pétrole, qui doit être brûlé pour assurer la croissance économique, la consommation de tous, le réchauffement climatique, et les larmes de désespoir face à la disparition des derniers vestiges de la vie sauvage qui seuls pourraient permettre à la terre de récupérer si la civilisation s'effondre assez tôt), c'est même encore mieux (ou pire, si vous vous identifiez plus avec la civilisation qu'avec votre propre terre): après l'explosion d'une i-bombe, et la destruction locale de l'électronique, le courant continue de circuler avec les infrastructures des télécommunications et autres générateurs d'énergie. Ce qui, selon l'article, « signifie que les terroristes (sic) n'auraient même pas besoin de faire exploser leurs bombes artisanales sur les sites qu'ils visent. Les sites très surveillés, comme les centres de commutations téléphoniques ou les centrales de transferts d'énergie électrique pourraient être attaqués en passant par leurs connexions. »

L'article conclut sur cette note d'espoir:

« Coupez l'énergie électrique, les ordinateurs et les télécommunications et vous aurez détruit toute la fondation de la société moderne. Dans l'ère du terrorisme sponsorisé par le tiers Monde, 305 l'i-bombe est la grande correctrice. 306 »





Endgame, Courage, pp.317-319.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




...............................................................................................................................................................
ndlt   Nous avons préféré  la traduction phonétique du mot "e-bomb" à la traduction scientifique qui aurait pu être IEM ou EMP.
304   J'ai tant aimé ce livre que je l'ai fait publier en collaboration avec l'extraordinaire designer Tiio Ruben.
305   Opposé au (ce que l'article aurait dit s'il avait resté une once d'intégrité aux auteurs) terrorisme perpétré par ceux qui sont au pouvoir pour les y maintenir.
306   Wilson, Jim, « E-bomb: in the blink of an eye, Electromagnetic Bombs could throw Civilization back 200 years. And Terrorists can build them for 400$. », 

         Popular Mechanics, 09/2001,. http://www.popularmechanics.com/science/military/2001/9/e-bomb/print.phtml (consulté le 22/08/2002.) ou en pdf ici.