Pacifisme, part 2





















J'ai trop entendu de pacifistes dire que la violence ne faisait qu'engendrer la violence. Ce n'est manifestement pas vrai. La violence peut engendrer bien des choses. La violence peut engendrer la soumission, comme quand un maître bat son esclave ( certains peuvent finalement se révolter, dans ce cas la violence engendrera plus de violence ; mais certains se soumettent pour le reste de leur vie, et comme nous le voyons, certains vont même créer une religion ou une spiritualité qui tente de tourner leur soumission en vertu, comme nous le voyons également ; certains écriront et d'autres répèteront que la paix la plus désavantageuse est meilleure que la guerre la plus juste ; certains parleront de la nécessité d'aimer son oppresseur ; et certains diront heureux sont les dociles car ils posséderont ce qui restera de la terre). La violence peut engendrer un gain matériel, comme quand un voleur ou un capitaliste 214 vole quelqu'un. La violence peut engendrer la violence, comme quand quelqu'un attaque quelqu'un d'autre qui riposte. La violence peut engendre une cessation de la violence, comme quand quelqu'un repousse ou tue un assaillant (et c'est totalement absurde et insultant de dire qu'une femme qui tue un violeur engendre plus de violence).
Retour à Gandhi : « Nous devons être le changement que nous souhaitons voir. » Cette affirmation complètement insignifiante représente la pensée magique et narcissique que nous sommes venus à attendre des pacifistes les plus dogmatiques. Je peux changer tout ce que je peux en moi-même, et si les barrages sont encore là, les saumons vont mourir. (…)
Par rapport à la question sur le fait que de commettre des actes de violence détruit l'esprit. Il y a deux ans j'ai fait une conférence en même temps qu'un pacifiste dogmatique. Il a dit : « Frapper un autre être humain causera des dégâts irréparables dans votre intériorité. »
Je ne pense pas que Tecumseh aurait été d'accord.
J'ai demandé : « Comment le savez-vous ? »
Il a secoué la tête : « Je ne comprends pas votre question. »
« Comment savez-vous que frapper un autre être humain causera des dégâts irréparables dans votre intériorité ? »
Il m'a regardé comme si je venais de lui demander comment il savait que la gravité existe.
J'ai demandé : « Avez-vous déjà tué quelqu'un ? »
« Bien sûr que non. »
« Donc vous ne savez pas par une expérience directe. Est-ce qu'un de vos amis a déjà tué quelqu'un ? »
Le dégoût se manifeste sur son visage. « Bien sûr que non. »
« Avez-vous déjà discuté avec quelqu'un qui a tué quelqu'un d'autre? »
« Non. »
« Donc votre affirmation est une profession de foi, qui n'est pas soutenu ou basée sur une expérience direct ou des conversations avec quelqu'un qui saurait. »
Il a dit : « Mais cela va de soi. »
Joli petit tour rhétorique, j'ai pensé. J'ai dit : « J'ai des amis en prison qui ont tué des gens, et j'en connais beaucoup d'autres qui ont tué. Et parce que j'ai entendu bien des pacifistes dire ça avant, je leur ai demandé si le fait d'avoir tué les avait vraiment changés. »
Il ne me regardait pas. Il n'était probablement pas préoccupé par ces réponses.
Je lui en ai parlé quand même. « Les réponses sont imprévisibles, et aussi variées que les gens eux-mêmes. Quelques-uns en ont été dévastés, juste comme vous le suggérez. Pas beaucoup, juste quelques-uns. Une bonne partie a dit que ça n'avait rien changé fondamentalement. Ils étaient la même personne qu'auparavant. Un a dit qu'il avait été stupéfait par la facilité de prendre physiquement la vie de quelqu'un d'autre, et que ça lui avait fait prendre conscience de la facilité avec laquelle il pouvait lui aussi être tué. Il a dit aussi que l'acte de tuer l'avait beaucoup effrayé. Un autre a dit que ça l'avait fait se sentir incroyablement puissant, et que ça faisait vraiment du bien. Un autre a dit que la première fois avait été très dure, mais qu'après ça devient très vite facile. »
Il avait l'air de quelqu'un qui allait vomir.
J'ai pensé : c'est juste la réalité, mec. La réalité est bien plus complexe qu'un dogme ne pourra jamais l'être. C'est un des problèmes avec les principes abstraits : ils sont toujours plus petits et plus simples que la vie, et la seule façon de faire que la vie aille avec vos abstractions, c'est d'en tronquer une bonne partie. J'ai dit : « Quelques-uns m'ont dit que leur réponse dépendait entièrement de qui ils avaient tué : ils regrettaient certains de leurs meurtres, mais d'autres ils ne les regretteraient pour rien au monde, même la prison. Un homme par exemple, a entendu un violeur raconter comment il était arrivé à faire dire à sa victime qu'elle aimait ça, qu'elle en redemandait, en la menaçant de la tuer. L'homme qui me parlait a invité le violeur dans sa cellule pour une amicale partie d'échecs, et l'a étranglé pour ce qu'il avait fait à cette femme. Ce meurtre lui a semblé correct à ce moment-là, et il savait que ça lui semblerait correct durant les 15 années qui lui restaient à purger. Et un autre homme m'a dit que les choses dont il était le plus fier de toute sa vie étaient les 3 meurtres qu'il avait commis. »
Le pacifiste a secoué la tête. « C'est vraiment écœurant, a-t-il dit. »
« Laissez-moi vous raconter une histoire, ai-je répondu. C'était un travailleur agricole émigré, qui venait d'une famille nombreuse mexicaine. Il avait 15 ans. Un jour il n'est pas allé aux champs mais à la ville. Ce jour-là 3 hommes ont tué son père. Il y a eu peu après une réunion familiale et il a brisé la tradition en interrompant ses ainés. Il a insisté parce qu'il était le plus jeune, le seul qui n'avait pas une famille à charge, il devait être celui qui vengerait son père. Pendant quelques années il a travaillé dur pour monter une affaire qui soutiendrait sa mère plus tard, et puis quand le temps est venu il a tué les 3 hommes qui avaient tué son père. Le jour d'après il est allé se rendre à la police. Il a pris la perpétuité. »
« Il aurait dû laisser la loi faire son travail. »
« Je ne peux pas le blâmer pour ses actions. Ils étaient humains. » J'ai fait une pause, et dit : « Et j'ai connu d'autres qui ont tué parce qu'ils étaient humains. J'ai connu des femmes qui avaient tué leur agresseur. Elles n'ont pas de regret. Aucune. Jamais. »
« Vous ne me convaincrez pas, a-t-il répondu, ils auraient dû laisser la loi faire son travail. »
« La loi, ai-je répondu, la loi. Laissez-moi vous raconter une autre histoire. Une femme a tué le compagnon de sa mère, qui battait cette dernière depuis des années et l'avait finalement tuée. Et – surprise des surprises – le procureur a refusé de l'accuser de meurtre. Je suppose que c'était parce que les femmes ne sont pas des personnes dont la vie comptent réellement. La femme a alors fait un sit-in au bureau du procureur. Pendant 3 jours elle n'a cessé de dire « Vous allez appeler ça un meurtre ! » Le procureur l'a finalement fait arrêter pour intrusion inopportune. Comme le système ne lui avait pas apporté satisfaction, elle a acheté un revolver, suivi le meurtrier et lui a tiré une balle dans la tête. A cause de son sit-in spectaculaire, les avocats ont pu plaider la folie passagère. Elle a passé deux ans en prison et n'en regrette pas un seul jour. »216
Les pacifistes qui disent que de se battre contre ceux qui vous exploitent vous et ceux que vous aimez détruit votre âme ont tout faux. C'est aussi faux et nocif que de ne pas se battre quand on le devrait ou de se battre quand on ne le devrait pas. (…) Les Indiens qui ont parlé de se battre, de tuer et de mourir – et qui se sont battus, ont tué et sont morts – pour protéger non seulement leurs terres mais aussi leur dignité du vol des civilisés, l'ont compris. De même pour Zapata. De même pour les Juifs qui se sont révoltés contre les Nazis. A propos de ceux qui se sont révoltés contre leurs exterminateurs à Auschwitz/Birkenau, et qui ont été capables de tuer 70 SS, de détruire un crématorium, et d'en endommager sévèrement d'autres, le survivant d'un camp de concentration Bruno Bettelheim a écrit qu' « ils ont seulement fait ce qu'ils attendaient de n'importe quel être humain : utiliser leur mort, s'ils ne pouvaient pas sauver leur vie, pour affaiblir ou entraver l'ennemi autant que possible ; pour utiliser leur existence condamnée afin d'enrayer l'extermination, ou même la rendre impossible, qu'elle ne devienne pas un processus bien huilé... S'ils pouvaient le faire alors d'autres pouvaient le faire. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? Pourquoi ont-ils laissé prendre leur vie sans chercher à entraver leurs ennemis ? Pourquoi ont-ils offert leur être aux SS et non pas à leur famille, leurs amis et même à leurs camarades prisonniers ; c'est une question obsédante. »218
(…) Bettelheim commente, dans un propos qu'ils auraient pu tenir sur nous qui attendons la fin du monde en regardant la télévision : « La persécution des Juifs s'est aggravée, lentement, quand il n'y avait pas de ripostes violentes. C'est l'acceptation des Juifs qui ne ripostaient pas aux discriminations et dégradations croissantes qui a donné aux SS l'idée qu'on pouvait les amener au point d'aller d'eux-mêmes dans les chambres à gaz. La plupart des juifs qui n'ont pas cru à cette routine ont survécu. Comme les Allemands approchaient, ils ont tout quitté et ont fui en Russie (…) Ceux qui sont restés pour continuer leur routine se sont dirigés vers leur propre destruction et ont péri. Ainsi dans son sens le plus profond la marche vers les chambres à gaz n'était seulement que la conséquence d'une philosophie de la routine. »
Bettelheim a aussi écrit, dans un propos tout aussi applicable : « La rébellion pouvait seulement sauver ou la vie qu'ils allaient perdre de toute façon, ou celles des autres. Et : « L'inertie est ce qui a mené des millions de Juifs dans les ghettos que les SS avaient créés pour eux. C'est l'inertie qui a maintenu des centaines de milliers de Juifs assis dans leur maison, attendant leurs exterminateurs. » Ward Churchill résume la description de l'inertie faite par Bettelheim, que celui-ci « considère que les fondements de la passivité des Juifs face au génocide sont enracinés dans ce profond désir de routine, du respect des règles, de la nécessité de ne pas accepter la réalité ou de ne pas chercher à agir sur elle. Elle s'est manifestée dans la croyance irrationnelle qu'en restant « raisonnable et responsable », qu'en résistant discrètement en continuant ses activités quotidiennes interdites par les Nazis à travers les Lois de Nuremberg et leur infâme législation, et en « n'aliénant personne », cette attitude impliquait qu'une police juive plus ou moins humaine pouvait être moralement imposée sur les déclarations nazies par le pacifisme juif lui-même. » Bettelheim observe que « nous souhaitons tous souscrire à cette philosophie de la routine, et oublier que cela accélère notre propre destruction, » et que nous « souhaitons oublier les chambres à gaz pour glorifier l'attitude de maintenir cette routine, même en plein holocauste. » Mais rappelez-vous, les Juifs qui ont participé au soulèvement du ghetto de Varsovie, même ceux qui considéraient cela comme une mission-suicide, ont eu un taux de survivants plus importants que ceux qui n'ont pas riposté. N'oubliez jamais cela.
Au lieu de dire : « Si nous ripostons, nous courons le risque de devenir comme eux. Si nous ripostons, nous courons le risque de détruire notre âme. » Nous devons dire : « Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de ne pas seulement être réduits en esclavage, mais de devenir des esclaves. Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de détruire notre âme et notre dignité. Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de permettre à ceux qui sont en train d'exterminer le monde d'accélérer la cadence. »



Endgame, "Pacifisme", part.2, pp.701-705.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)


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214 Si l'on peut encore faire une distinction entre ces deux termes.
216 Je remercie Lierre Keith pour cette histoire.
218 Bettelheim, Bruno, Introduction to Auschwitz : A Doctor's Eyewitness Account, by Miklos Nyisli, New-York : Frederik Fell, 1960.




Fungi - part 2


















« Gomphidius glutinosus est un champignon mycorhizien gluant qui grandit dans toutes les forêts de conifères de la planète. C'est un hyper accumulateur de césium-137, une substance radioactive que Tchernobyl a rejetée dans l'atmosphère. Les Ukrainiens étaient bien sûr plutôt concernés par la consommation alimentaire des champignons locaux, donc ils analysèrent le taux de radioactivité et des métaux lourds dans plusieurs champignons. Et voilà, ces champignons en question plus haut concentraient un taux de césium-137 plus de 1000 fois supérieur à la contamination environnante. Le champignon devenait vraiment très radioactif. Pourquoi la nature aurait fait cela ? Le champignon est devenu hyper radioactif, mais en faisant cela il vidait l'écosystème environnant de sa radioactivité en la concentrant sur lui. Et voici ce que je pense de ce que les champignons font : ils ont une influence de gestion et de maternage sur l'écosystème qu'ils peuvent désintoxiquer pour le bénéfice de la communauté. (…) Ce que je suis en train de dire c'est que les champignons savent faire attention à une terre afin de garder en tête la santé des populations des organismes faisant prospérer les forêts, lesquelles créent des champs de débris permettant aux champignons de se développer en aval. Ils ont une perception avancée de la gestion et de la santé d'un écosystème, ils essaient d'améliorer la richesse des sols (…) et leur capacité écologique. En augmentant cette capacité, la biodiversité se développe (...) »
 Paul Stamets, communication personnelle, 27 juin 2007.



L'article qui suit parle de lui-même.

Le titre :
« Tchernobyl : ces champignons qui se nourrissent des radiations. » 1

L'article :
« Tchernobyl est une ville abandonnée dans le nord de l'Ukraine, dans la province de Kiev Oblast, près de la frontière avec la Biélorussie. Il y a eu une découverte biologique très intéressante dans la cuve du réacteur de Tchernobyl. A la manière d'un film SF, un robot envoyé à l'intérieur du réacteur a découvert une fine couche noire et gluante en train de pousser sur les murs. Puisque c'était hautement radioactif dans cette cuve, les scientifiques ne s'attendaient pas à tomber sur une forme de vie, encore moins en train de prospérer. Le robot a récupéré des échantillons et leur examen s'est révélé plus extraordinaire encore. Des chercheurs du Albert Einstein College of Medecine (AEC) ont trouvé des preuves que le champignon possédait un talent autre en plus de celui de décomposer la matière : la capacité d'utiliser la radioactivité comme source d'énergie pour fabriquer de la nourriture et se développer. En détaillant cette recherche pour la Bibliothèque Publique de Science ONE, Arturo Casadevall de l'AEC dit que son intérêt s'était éveillé il y a 5 ans lorsqu'il avait lu comment un robot envoyé dans une zone hautement radioactive du réacteur de Tchernobyl était revenu avec des échantillons de champignons noirs, riches en mélanine qui poussaient sur les murs délabrés de la cuve. J'ai trouvé cela très intéressant et ai commencé à discuter avec mes collègues sur la façon dont ce champignon pouvait utiliser les radiations comme source d'énergie.  Cet échantillon, une véritable collection de plusieurs champignons, faisait plus que de survivre dans un milieu radioactif, il utilisait vraiment les rayons gamma comme source nutritive. Les fungi utilisent la mélanine, une substance chimique présente également dans la peau humaine, et qui agit de la même manière que la chlorophylle pour les plantes. Casadevall et ses collègues chercheurs ont mis en place des tests variés en utilisant plusieurs champignons. Deux types – un était poussé à faire de la mélanine (Crytococcus neoformans) et l'autre en contenait naturellement (Wangiella dermatidis) – ont été exposés à des niveaux de radiation environ 500 fois plus fortes que des niveaux seuils. Ces deux espèces contenant de la mélanine ont grandi plus vite, de façon significative, que quand elles ont été exposées à des niveaux seuils de radiations. La molécule de la mélanine a été touchée et sa composition chimique a été altérée. C'est une découverte incroyable, personne n'avait soupçonné que quelque chose de ce genre pouvait se produire. »


Personne exceptés peut-être les champignons eux-mêmes. Ils savaient. Ils savent depuis très longtemps.



Dreams,"Fungi", pp.87-88.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucinda )




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1    Marcus, "Chernobyl:Fungus that Feeds on Radiation" 





 

Fungi - part 1

















Je crois que le mycélium est une forme innée d'intelligence, pour ce que le mycélium fait, et son habilité à s'adapter, et les produits qu'il fournit pour réparer les écosystèmes, ce qui suppose que c'est bien plus qu'un organisme désintéressé d'une importance relative.
Paul Stamets




J'ai longtemps pensé que l'évolution n'avait strictement pas de hiérarchie. Je n'ai jamais été très patient avec ceux – et ils sont nombreux – qui considèrent que les humains sont l'apex de l'évolution, et qui croient évidemment que toute l'évolution a eu lieu de sorte que nous puissions regarder la télévision. Ah, et que nous puissions détruire la planète (et je vais en parler un peu plus après, ma description actuelle des extinctions de masse m'ennuie pour un certain nombre de raisons, dont l'une est que je ressens cela comme si ça soutenait ces deux erreurs : que l'évolution est progressive et mène à l'humain, et que la destruction industrielle que les humains sont en train de causer est en quelque sorte naturelle. J'en parlerai plus tard). Il a été clair longtemps pour moi que non seulement nous ne sommes pas l'apex de l'évolution mais qu'en plus il n'y a pas d'apex du tout. 
Après avoir lu le livre de Paul Stamets, Mycelium Running : How Mushrooms Can Help Save the World, je n'en suis plus si sûr. Ce n'est pas trop de dire que ce livre a fondalement changé ma façon de percevoir le monde. Oh oui, je crois encore que les humains ne sont pas l'apex de l'évolution, et je crois encore que l'évolution n'est pas hiérarchique, mais depuis que j'ai lu ce livre ( et discuté avec Paul stamets) il est devenu clair pour moi que le mycélium – fungi, champignon, mycota, moisissure, tout cela – sait des choses que nous ne savons pas. Et bien des choses, en fait. Saviez-vous, par exemple, que les fungi sont bien plus anciens que nous – animaux – le sommes, et que nous sommes plus proches des fungi que des plantes ? Saviez-vous – moi je ne savais pas – que nous avons évolué des fungi ? Comme Paul Stamets dit : « Il y a près de 600 millions d'années, nous avons divergé des fungi. La branche des fungi qui a mené aux animaux a évolué pour capturer les nutriments en les enveloppant avec des poches cellulaires, des estomacs primitifs essentiellement. » Les fungi gardent leur estomac à l'extérieur et laisse la nourriture venir à eux, et nous animaux avons grandi autour de nos estomacs et nous sommes mis à nous déplacer pour trouver de la nourriture.
Il continue: « Alors que les espèces émergeaient des habitats aquatiques, les organismes s'adaptèrent en développant des moyens d'éviter les pertes d'humidité. Chez les créatures terrestres, la peau est composée de plusieurs couches des cellules ayant émergé pour faire barrière contre les infections. Ayant évolué différemment, le mycélium a gardé sa structure rétiforme d'entrelacement de chaines cellulaires et a migré dans le sous-sol, formant ainsi une toile nutritionnelle sur laquelle la vie s'est développée. »
D'accord, c'est cool Derrick, mais comment cela change notre perception du monde ? 
Saviez-vous que les fungi étaient intelligents ? Je ne le savais pas. Mais Paul Stamets a écrit : « Je crois que le mycélium opère à un degré de complexité qui excède de loin celle du pouvoir informatique de nos ordinateurs les plus avancés. » Il l'explique. Les fugi montrent simplement de l'intelligence (même d'après les mesures de nos propres standards narcissiques) : si vous mettez un peu de moisissure dans un dédale, il grandira au hasard jusqu'à ce qu'il trouve de la nourriture. Si vous prenez un échantillon de cette moisissure pour le replacer dans un dédale similaire, il se souviendra de l'endroit où se trouve la nourriture et grandira direct vers là où elle se trouve, sans se tromper. De plus, si vous comparez l'organisation du transfert d'informations chez le mycélium à celle d'internet, vous trouverez que, comme Paul Stamets l'a dit, « le mycélium est similaire à l'optimisation mathématique que les théoriciens et scientifiques ont développé pour optimiser l'informatique internet. » Ou plutôt l'internet informatique est similaire au mycélium.
J'ai longtemps vécu dans des forêts, et j'ai longtemps été un défendeur des forêts. Ce livre m'a aidé à comprendre que depuis le début je me méprenais sur les forêts. Je ne voyais la forêt, littéralement, que par les arbres, ce qui signifie que je pensais que les arbres étaient ce qui faisait la forêt. Mais à présent je comprends que ce qui fonde les forêts repose dans le sol : les fungi. Encore une fois, Stamets écrit : « Je crois que le mycélium est le réseau neurologique de la nature. Des mosaïques entrelacées de mycéliums avec des membranes permettant des transferts d'informations infusent les habitats. Ces membranes sont conscientes, réagissent au changement, et ont en tête la santé à long terme de l'environnement qui les héberge. »
J'ai dû lire cette dernière phrase trois fois. Mais maintenant je capte.
Ne vous êtes-vous jamais demandé, par exemple, comment les petits arbustes survivaient dans l'ombre de leurs bien plus larges ainés ?
J'ai demandé cela à Paul Stamets. 
Il a répondu : « Si vous avez été dans une forêt ancienne, vous avez probablement vu des tsugas pousser sur des souches moisies. Ils sont habituellement les premiers arbres à émerger dans ces environnements très ombragés. Ils ont très peu d'exposition à la lumière. Quand ces jeunes arbres ont été enlevés et mis dans une serre avec la même exposition à la lumière, ils sont tous morts. La question est devenue, où ces jeunes arbres trouvent-ils leurs nutriments ? Alors des chercheurs ont marqué le carbone par irradiation et ont observé son déplacement dans la forêt. Ils ont trouvé que les bouleaux et les aulnes grandissant dans des milieux lacustres, aux bords des lacs – avec plus de lumière du soleil – fournissaient des nutriments aux tsugas via le mycélium. » 
J'ai dit : « Attends. Sont-ils... » 
Il a dit : « Oui. Le mycélium – qui, si tu te souviens, se développe dans tout le sol de la forêts et assure la connexion entre les différentes parties de la forêts à la manière d'une toile internet – transfèrent des nutriments d'arbres de certaines espèces à d'autres espèces qui en ont besoin pour leur survie. Le mycélium prend soin de la santé de la forêt. Je pense qu'il fait cela parce qu'il comprend que la santé de la biodiversité de l'écosystème permet la survie des populations fongiques. Je pense que ces fungi en sont venus à apprendre à travers l'évolution que la biodiversité et la résilience des écosystèmes sont bénéfiques à tous ses membres et pas qu'à un seul. »
Bien sûr il a raison. Et bien sûr les fungi ont raison. Tout le monde le sait, sauf les membres de cette culture, qui font tout ce qu'ils peuvent pour essayer d'oublier, et essayer de défaire ces liens.



Dreams, "Fungi", pp.83-85.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas )

Le changement ne se monnaye pas
























Article par Derrick Jensen pour Earth Island Journal automne 2011.
Can’t Buy Me Change traduit en français par Les Lucindas.
 
Ndlt: cet article a été écrit en réponse à celui de Kevin Danaher (cofondateur de Greenfestivals), intitulé "Consommer moins, consommer mieux" dans le cadre d'un débat sur la pertinence et le champ d'action réel de la consommation dite éthique et durable.




Le fait est que cette question – pouvons-nous promouvoir une écologie soutenable en achetant de meilleurs objets? – montre sérieusement l'absurdité de ce genre de discours environnemental. Nous avons besoin d'être clairs : une économie industrielle, et peu importe de quelle manière elle se dit verte, est de façon inhérente insoutenable. Elle est basée sur des ressources non renouvelables et sur l'hyper exploitation des ressources renouvelables. En bref, c'est basé sur le principe de la perte. C'est un peu tard, là, alors que la planète est assassinée, d'avoir à dire ça à des environnementalistes.

Il n'y a jamais eu ici de civilisation soutenable, et la civilisation a été particulièrement désastreuse. La civilisation est aussi inexorablement injuste, car elle est basée sur l'importation des ressources – un mot un peu moins sympathique est vol – des colonies vers le centre de l'empire. Dans le but de voler ces ressources, les peuples indigènes doivent être éloignés de la terre et forcés à entrer dans l'économie de l'argent global. Le fait que des gens ayant bon cœur puissent esquiver cela révèle leur degré d'intériorisation de la logique capitaliste.

Laissez-moi le dire d'une autre façon. Est-ce qu' « acheter de meilleurs objets aurait stoppé les nazis ? » Est-ce que cela aurait stoppé l'apartheid ? Est-ce que cela aurait stoppé l'esclavage aux États-Unis ? Bien sûr que non. Dans les deux derniers cas ça a été tenté et ça a échoué. Pourquoi ? Parce que la question du rôle du pouvoir comme générateur d'injustice a été esquivée.

Avant de blêmir devant ma comparaison entre le capitalisme et les nazis, regardez-y avec le prisme des 200 espèces qui disparaissent chaque jour, qui disparaitront demain, et après-demain, et après après-demain, dans un holocauste aux proportions inimaginables. Regardez-y avec le prisme des millions d'enfants tués chaque année par les conséquences de ce qu'on appelle la dette que doivent les colonies au centre de l'empire. Regardez-y avec le prisme des indigènes forcés de quitter leurs terres. « Acheter du bon matos » ne règle absolument pas ces problèmes.

Le concept d' « acheter de meilleurs objets » relève de cette fausse histoire racontant que les choix personnels peuvent mener au changement social. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Je ne cesse de penser à ces phrases de Dom Helder Camara : « Quand je donne de la nourriture aux pauvres, ils m'appellent un saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, ils m'appellent un communiste. » Acheter directement au pauvre est sympa, mais ça ne fait rien pour régler leur pauvreté.

Le précepte fondamental des marchés est que les vendeurs essayent de maximiser les prix et que les acheteurs essayent de les minimiser. Et c'est bien et bon de parler de supermarchés écoloverts pour des biens équitables, recyclables, reconditionnés. Mais il y a des raisons pour lesquelles Carrefour et Auchan mettent les commerces locaux hors-circuit. Les économies d'échelle garantissent que Carrefour pourra court-circuiter le petit commerce. Le propriétaire du magasin d'ordinateurs local de ma ville doit avoir un boulot de gardien de prison parce que Carrefour peut vendre des ordinateurs encore moins cher que lui peut les acheter. Le seul moyen pour moi de soutenir le commerce local c'est de dépenser plus. C'est la même chose pour le café, le thé, les t-shirts et ce que vous voulez. Le capitalisme garantit que le commerce équitable reste un créneau de luxe qui ne pourra jamais affecter un changement social à grande échelle.

L'économie globale est essentiellement une économie dirigeante, basée sur la force. Prétendons qu'une communauté est capable d'établir une économie verte à 100% soutenable. Présumons que les gens qui y vivent sont satisfaits de leur train de vie, et ne veulent pas en changer. Donnons-leur un nom. Appelons-les les « Tolowa », ou « Yurok » ou « Dakota ». Ou disons que c'est les « Kayopo », vivant sur les bords de la rivière Xingu. Et maintenant disons que ceux au pouvoir décident qu'ils veulent les terres sur lesquelles (ou plutôt avec lesquelles) cette communauté vit. Que se passe-t-il ensuite ? Est-ce quelqu'un croit vraiment que ceux qui sont au pouvoir ne vont pas détruire la communauté et voler les ressources ? Ce génocide n'appartient pas au passé : les Kayopo sont délogés de leurs terres, là, maintenant, pour laisser la place au barrage du Monte Belo.

Kevin Danaher demande « si vous et moi allons dans un pays pauvre dans le monde, et vous avez la meilleure critique du capitalisme jamais énoncées, et moi j'offre des boulots écolo payés décemment, qui aura le plus d'alliés ? » Cette question est problématique pour un certain nombre de raisons. La première, c'est qu'elle accepte le capitalisme industriel global et l'économie de salaire comme données. La deuxième, et c'est la plus dérangeante, c'est qu'elle esquive le fait que ce qui est soutenable n'est pas déterminé par ce qui a le plus d'amis. Ce qui est soutenable est déterminé par ce qui est physiquement possible. Quelque chose est soutenable si ça aide la planète à devenir plus viable. Que cette personne-là soit votre amie n'est pas pertinent.

Pourquoi ne pas se demander à la place : « Si nous allons dans un pays pauvre, et que j'ai la meilleure critique du capitalisme jamais énoncée, et que je fournis une solidarité tangible avec les efforts organisés des gens pour qu'ils récupèrent leurs terres, que vous offrez des boulots écolos payés décemment, qui aura le plus d'amis ? » La réponse sera : ceux qui ont fourni une solidarité tangible. Ce n'est pas de la théorie. Les Adivasis – un peuple indigène en Inde – ont rejoint en masse les Maoïstes Naxalites non pas parce qu'ils sont maoïstes, mais parce qu'ils sont en train de résister.

Danaher déclare également : « Les gens ont besoin de boulots et de revenus, pas de théories radicales d'intellectuels privilégiés. » Et bien, en fait, non – ils n'ont pas besoin d'un boulot et d'un revenu. Ce dont ils ont besoin c'est de la nourriture, des vêtements et un toit. Ce dont ils ont besoin c'est d'accéder à leur terre. En accédant à leur terre, ils n'ont ni besoin de boulot, ni de revenus. Ce n'est pas de la théorie radicale d'intellectuel privilégié. C'est ce qu'ont toujours dit les peuples indigènes depuis que la culture dominante a commencé à les déposséder.

Il y a des années j'ai demandé à un membre des Tupacaramaristas ce qu'ils voulaient pour le peuple du Pérou. Il m'a dit : « Nous voulons pouvoir faire pousser et distribuer notre propre nourriture. Nous savons déjà comment nous y prendre. Nous avons simplement besoin qu'on nous permette de le faire. » Il n' a pas mentionné les boulots écolos.

Ce que les gens des colonies veulent, ce n'est pas avoir un boulot servant l'élite globale. Ce qu'ils veulent c'est qu'on les laisse tranquilles, et ce qu'ils veulent de ceux d'entre nous qui se proclament révolutionnaires, c'est qu'on force les empires à se retirer de leur territoire. Nous n'avons pas besoin de perpétrer le fardeau de l'Homme Blanc en utilisant notre propre privilège pour rehausser plus ou moins le train de vie des frères et sœurs qui auront la chance de vivre à peu près comme nous. Voici le nouveau fardeau réel, moralement et écologiquement responsable d'être un homme blanc : réparer les dommages causés par la culture dominante et détruire l'habilité des riches à voler les pauvres en premier lieu.




 Derrick Jensen     "Le changement ne se monnaye pas."

 Can’t Buy Me Change traduit en français par Les Lucindas


Ndlt: cet article a été écrit en réponse à celui de Kevin Danaher (cofondateur de Greenfestivals), intitulé "Consommer moins, consommer mieux" dans le cadre d'un débat sur la pertinence et le champ d'action réel de la consommation dites éthique et durable.




Dreams, préface























Cela fait depuis plusieurs années que je voulais écrire un livre sur la relation réciproquement bénéfique et extrêmement complexe entre les réalités oniriques et éveillées. Mais à chaque fois que je finissais un livre et m'attelais à celui-ci, un autre livre demandait soudainement mon attention, et remettait le projet à plus tard. Puis cette année ce livre s'est clairement imposé, comme nous allons l'explorer ici. Il ne pouvait plus être remis à plus tard.
Et comme cela se passe si souvent avec les messages qui viennent des lieux où nait l'écriture, j'ai choisi de les ignorer. J'ai pensé que la raison que j'avais d'ignorer ces messages était, comme nous semblons toujours penser à propos de ces raisons, inéluctable. Dans ce cas ma raison était que le monde physique, réel est en train d'être tué et je ne voulais pas gaspiller mon temps à écrire sur les rêves. Avec le monde entier en jeu, n'importe quel livre – action, pensée, journée, vie – qui n'aide pas à réussir à arrêter cette culture qui tue la planète est inexcusable, impardonnable. Et comment un livre sur les rêves pourrait aider ?
Et puis ça m'est venu. En partie parce que cette culture qui tue la planète ignore, dévalorise et diabolise les messages provenant de ces lieux d'où viennent l'écriture, les rêves, et tant d'impulsions, d'idées et d'êtres. Cette culture essaie de créer une séparation rigide entre ce qu'elle appelle l'humain 1 d'un côté et ce qu'elle appelle le naturel ou le surnaturel d'un autre côté ; elle favorise alors ce qu'elle appelle l'humain aux dépens du reste.
La différence fondamentale entre la façon de vivre des civilisés et et celle des indigènes est que pour le civilisé, même le plus ouvert d'esprit, écouter le monde est une métaphore. Pour les peuples indigènes traditionnels, ce n'est pas une métaphore ; c'est la façon de s'entendre avec le monde réel.
Je ne suis pas un indigène. Pas le moins du monde. Je ne serai jamais un indigène. Je suis simplement un membre vivant d'un univers vivant, tout comme vous. L'expérience d'écoute et de communication avec le non humain, dont les autres mammifères, les autres animaux, les champignons, les plantes, les bactéries et autres ; et aussi les êtres que cette culture ne considère même pas comme vivants comme les rivières, les roches, les montagnes, les étoiles, les sols et autres ; et aussi les êtres que cette culture ne considère même pas comme existant, comme les muses, les donneurs de rêve ndlt, les esprits et autres – est un droit de naissance appartenant à chacun d'entre nous. Notre exil culturellement imposé de ces relations – ce bourrage de crâne culturellement imposé dans lequel nous nous trouvons emprisonnés – est un des prix que cette culture nous inflige.
Parce que cet exil est si dénaturé, il est extrêmement difficile à maintenir. Il doit être plus ou moins constamment renforcé par des messages comme quoi d'autres intelligences n'existent pas, avec des messages de supériorité autoproclamée, avec des messages frénétiquement provocants d'aliénation auto imposée. Communiquer avec les autres non humains, « entendre des voix », est, comme on nous le dit encore et encore, à considérer comme insensé.
Il y a des années, j'ai interviewé Judith Herman, une penseuse, écrivain, philosophe remarquable, et une défenseuse des victimes et survivants de traumatismes, qui fait probablement le plus autorité dans le monde en ce qui concerne les effets de la captivité 2 sur la psyché humaine. Elle a longtemps été une de mes héroïnes. L'interview s'est extrêmement bien passée, et en plus je sentais que nous avions établi quelque peu une relation. Nous avons échangé quelques emails, et elle était chaleureuse et généreuse. J'ai utilisé des éléments de son interview dans A Language Older than Words, qui portaient en partie sur la communication entre les espèces, en partie sur les violences domestiques, et en partie sur l'idée qu'avant de pouvoir exploiter les autres, vous devez les réduire au silence. J'ai décrit cette mise sous silence en l'étendant à la sphère du non humain, et parlé de l'importance d'écouter le monde naturel. Pour la remercier pour le rôle qu'elle a joué dans ce livre je lui en ai envoyé une copie. Notre relation a semblé disparaître totalement. J'ai trouvé le courage de lui demander ce qu'elle pensait de ce livre et j'ai reçu une réponse assez froide insinuant gentiment que de déclarer entendre les voix des non humains était un signe de maladie mentale, et pointant le fait que certains grands gourous de secte avaient déclaré recevoir leur inspiration des non humains (elle parlait de ces membres de secte complètement cinglés qui déclaraient avoir reçu leur inspiration de Dieu, et non pas de ces cinglés de la secte capitaliste qui déclaraient avoir reçu l'inspiration de l'argent, ni de ces cinglés de scientifiques qui avaient fétichisé leur déclaration à n'avoir à écouter personne (d'où pensez-vous que leurs idées puissent venir?), bien que la plupart d'entre eux aient compris que s'ils n'écoutent pas leurs chefs de Monsanto, de l'Agence Nationale de Sécurité (NSA), d'Exxon-Mobil, ou de leurs équivalents, ils ne pourraient être capables de maintenir leur train de vie auquel ils avaient été habitués).
Je respecte encore profondément cette femme et resterai toujours reconnaissant pour son travail, mais je pense qu'elle a faux sur cette question. Ce sont les membres de cette culture – cette culture qui est en train de tuer la planète – qui qualifient l'écoute des non humains d'insensée. Les membres des cultures indigènes qui ont vécu sur leurs terres pendant des milliers d'années sans tuer la planète appelle cette écoute des non humains une part de la vie normale.
Aujourd'hui j'ai lu un questionnaire standard d'admission en hôpital psychiatrique. Une des questions pour aider à déterminer si vous souffrez de schizophrénie paranoïde était : « Entendez-vous des voix alors qu'il n'y a personne autour de vous ? » On peut présumer que la présence physique des non humains ne compte pas comme entité (et que celle des humains dans un poste de télévision compte). Alors moi qui entend la voix de ma muse quand elle me donne les mots que j'écris serait une attaque contre moi. Le fait de recevoir l'aide des arbres quand j'atteins des parties très difficiles de mes livres en serait une autre. Peut-être que l'attaque numéro trois serait dans le fait que la nuit précédant le terrible accident de voiture qui a cassé le nez de ma mère et l'a rendue aveugle, j'ai entendu une voix me répétant sans cesse de rester à la maison ce jour-là ; et je ne l'ai pas écoutée, ce qui d'une perspective psychiatrique était parfaitement sain. Mais dans ce cas-là ma salubrité a couté la vue à ma mère et des décennies de douleur.
Voici ce que je sais. J'ai, moi-même, fait l'expérience consciente de la communication avec des êtres de l'autre côté. Ma muse est un être réel, pas une réification de processus inconscients. Il en est de même pour l'être qui me donne les rêves. Il y en d'autres que je connais, aussi. Et au-delà d'eux je n'ai aucune idée du nombre de ces êtres avec lesquels je communique quotidiennement, pas plus que je connais les êtres avec lesquels je communique quotidiennement et qui vivent dans mon corps (comme les bactéries et les trichuris trichuria vivant dans mes entrailles, les globules blancs parcourant tout mon organisme, etc).
Ce livre donne en partie une vision réfléchie de ce que signifie communiquer avec ceux de « l'autre côté », quelle que soit la façon dont nous pouvons conceptualiser cet « autre côté », ou plus précisément,  quelle que soit la façon dont « l'autre côté » existe vraiment. C'est aussi une tentative, comme presque tout mon travail, de défaire l'emprise que la pensée scientifique, matérialiste, linéaire a sur ce qu'on perçoit, pense, expérimente, et agis sur ( et non avec) le monde, et puis à travers nous l'emprise que la pensée scientifique, matérialiste, linéaire a sur le monde réel, physique en tant que  tel 3.
Au point où nous sommes avec cette culture en train de défaire le monde, nous avons désespérément besoin du peu d'aide que nous pouvons obtenir, quelles qu'en soient les sources. Je veux trouver qui sont ces entités vivant là-bas, de « l'autre côté », arriver à les connaître rien qu'un petit peu ( dans la mesure où elles veulent être connues ; je ne veux pas débarquer là où je ne suis pas bienvenu et reproduire le même vieux schème pornographique, patriarcal, scientifique en tentant de forcer les autres à se révéler s'ils ne veulent pas le faire), et s'ils sont intéressés (et je devine que certains le seront), leur demander leur aide. Parce que de plusieurs façons ce livre est une tentative désespérée de trouver plus d'alliés pour aider à stopper cette culture avant qu'elle ne tue la planète.
Dans les deux volumes de Endgame, j'ai explicitement exclu la possibilité d'une aide de cet « autre côté », pas parce que je croyais que nous ne pouvions recevoir d'aide de cet « autre côté », mais plutôt parce que, en toute franchise, tant de gens de cette culture sont insensés, et paresseux, et utiliseront n'importe quelle excuse dans le monde (et hors de ce monde) pour ne pas agir contre cette culture. Si j'avais même insinué la possibilité d'une aide venant de l'autre côté, bien des gens auraient répondu « Et bien, alors la Grande Mère prend juste son temps, quand elle sera prête elle nous sauvera tous. Donc je n'ai pas vraiment de bonnes raisons pour faire sauter ce barrage ou cette raffinerie, non ? D'ailleurs, si je faisais vraiment sauter ce barrage ou cette raffinerie, je salirais mes mains (et ma spiritualité), et nous ne voulons certainement pas ça, non ? » En gros, la plupart des gens de cette culture sont drogués à cette culture, intoxiqués par leur propre esclavage à cette culture, et pour avoir la chance d'atteindre un drogué, il faut – et je ne peux pas mettre trop d'emphase sur le « il faut » – ne laisser aucune échappatoire possible.
Je sais que la muse et le donneur de rêves m'aident bien plus que je peux en dire. J'ai des relations profondes et inscrites dans la durée. Et je sais qu'il y a d'autres ailleurs, aussi. Certains amicaux. Certains non. Je sais aussi qu'en ces temps troubles, beaucoup d'indigènes les ont appelés pour leur demander de l'aide.
Nous avons besoin de leur aide maintenant. Si c'est le cas que des peuples indigènes traditionnels sont en rapport constant avec des êtres de l'autre côté, et avec ces autres espaces-mêmes, alors ils font partie de chez nous, comme les arbres, les limaces, les pierres et les sols. Et ça fait longtemps que nous sommes retournés chez nous. Nous pouvons très bien trouver des amis et des voisins là, des amis et des voisins qui sont prêts à nous aider à défendre notre – et leur – chez nous.
Est-ce insensé d'écouter le monde naturel?
Vous jugez.
Mieux, mettez de côtés vos suppositions et vos tendances, et jugez par vous-mêmes. Faites votre propre décision basée sur votre propre expérience.





Dreams, préface, pp.IX-XIII.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas).




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1  Il faut comprendre les humains les plus riches et les plus puissants : voir, par exemple, la façon dont le riche vole le pauvre, et le taux de viols commis par les hommes sur les femmes.
ndlt  Traduction pour dreamgiver.
2  Incluant les violences domestiques.
3  Cela dit, ce livre n'est pas un autre appel à nous libérer nous-mêmes des cages d'acier de la pensée rigide (la pensée rationnelle, celle de l'hémisphère gauche du cerveau, la pensée patriarcale, peu importe le nom que vous lui donnez), et s'ouvrir à la créativité. Il y a déjà pléthore de livres qui nous implorent de le faire, qui nous promettent tout, comme entre autre une vie sexuelle meilleure (« relâchez le pouvoir orgasmique de l'hémisphère droit ! », c'est moi qui l'ai fait, mais c'est convainquant, non?) une meilleure santé, des maux soulagés, des rêves plus doux, plus d'argent, des espaces de travail en entreprise plus productifs, des discussions avec vos ancêtres défunts, une projection astrale vous amenant à rencontrer vos potes dans l'espace onirique. Et ai-je mentionné une vie sexuelle meilleure ? (« Vous n'avez rien vécu si vous ne connaissez pas le sexe astral ! » c'est de moi aussi, mais vous pouvez voir quelqu'un payer 19.95 $ pour acheter un livre avec ce titre, non ? (Hmm, pense-bête perso : écrire une proposition pour un tel livre, l'envoyer à mon agent, attendre que Cosmopolitan et New Age Journal en publient des extraits, prendre l'appel de l'Oprah, et utiliser l'argent pour prendre sa retraite à la Riviera ou financer une révolution. Je pense que je vais prendre l'option B.)) Une vie sexuelle meilleure est une bien maigre consolation pour une planète en train d'être massacrée. Ce livre vise quelque chose de bien plus profond.

Le pari























Q: Comment puis-je faire quelque chose pour aider à faire tomber la civilisation sans bazarder ma vie dans une action inutile ?

D.J. : Il y a trois réponses. La réponse philosophique est que nous ne connaissons pas le futur. Nous ne pourrons jamais savoir si telle ou telle action sera utile. Nous pouvons choisir les actions que nous pensons être les plus efficaces, mais cela ne garantit pas pour autant qu'elles réussiront. Ce que nous pouvons savoir est que si cette culture continue dans la direction où elle va, elle mènera là où elle va : le meurtre de la planète. Il y a déjà des victimes, et elles s'appellent les saumons. Elles s'appellent les requins. Elles s'appellent les guifettes noires. Elles s'appellent les oiseaux migrateurs. Elles s'appellent les océans, les rivières. Elles s'appellent les indigènes. Elles s'appellent les pauvres. Elle s'appellent les paysans. Elles s'appellent les femmes.

La seconde, la raison historique, parle de la façon dont les mouvements de résistance fonctionnent. Vous perdez, vous perdez et vous perdez jusqu'à ce que vous gagnez. Vous vous cassez la tête, vous vous cassez la tête, vous vous cassez la tête, et vous gagnez. Vous ne savez pas quand vous commencez combien de fois vous allez vous casser la tête avant de gagner. Mais la lutte se construit avec la lutte. Un des meilleurs outils de ralliement est une sorte de victoire. Mais on ne peut obtenir une victoire qu'en essayant.

Et enfin la raison pragmatique : nous sommes horriblement dépassés et nous n'avons pas le luxe de bazarder nos vies. Comment pouvons-nous être plus efficaces ? Nous devons être malins. Choisir des cibles avec soin, à la fois pour des raisons stratégiques et de sécurité. Et nous devons nous organiser. On a moins de chance de faire naitre un mouvement si on est seul que si on est dans un groupe de personnes organisées. Toutes actions menée par une personne (et c'est vrai dans tous les domaines de la vie) a besoin d'être prise en compte. La plupart des actions qui se passent en ce moment sont essentiellement des actes de vandalisme, que l'on opposera aux actes de sabotage qui ralentiront la machine. Alors choisissez. Comment pouvez-vous donner de vos actions (et de votre vie) la plus grande signifiance en termes de stopper les atrocités ?

Tous ceux qui commencent à agir contre le pouvoir de tout état répressif doivent savoir que leur vie changera. Il leur est nécessaire de prendre cette décision très sérieusement. Certaines des personnes capturées sur le « Green scare » savaient dans quoi elles s'embarquaient, et d'autres se sont embarquées plus à la légère. Ces dernières sont celles qui se sont livrées rapidement quand elles ont été arrêtées. Une personne s'est livrée dans les 5 premières secondes où elle s'est retrouvée dans la voiture de police. Cette personne n'a probablement pas considéré les implications de ses actions avant de commencer. Les Blacks Panthers savaient quand ils ont commencé leur lutte qu'ils finiraient ou morts ou en prison.
Finalement, nous devons toujours garder en tête ce pour quoi nous nous battons. Nous nous battons pour la vie sur cette planète. Et la vérité est que la vie sur la planète le vaut bien plus que vous. Elle le vaut bien plus que moi. C'est la source de toute vie. Cela n'altère pas le fait que nous devons être habiles. Nous avons besoin d'être très stratégiques. Nous avons besoin d'être tactiques. Et nous avons besoin d'agir.
Est-ce que John Brown 1 a gaspillé sa vie ? D'un côté, vous pourriez dire oui. Son projet a finalement échoué. Mais, d'un autre côté, vous pourriez dire que cela a construit des choses bien plus grandes. Est-ce que Nat Turner 2 a gaspillé sa vie ? Est-ce que les participants de la révolte de Sobibór 3 ont gaspillé leur vie ? D'un côté, vous pourriez dire oui. D'un autre côté vous pourriez dire que ce qu'ils ont fait a été absolument nécessaire et juste. Et il y a quelque chose dont nous devons toujours nous souvenir, c'est que ceux qui ont participé à la révolte du Ghetto de Varsovie ont eu un taux de survie supérieur à ceux qui n'y ont pas participé. Quand c'est toute la planète qui est en train d'être détruite, notre inaction ne nous sauvera pas. Nous devons choisir la vie à grande échelle. Nous devons choisir ce qu'il faut pour sauver la planète. Elle est notre seule maison.





Deep Green Resistance, Part.I Résistance, une taxonomie de l'action, pp.275-276.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas).








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1. http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Brown
2. http://fr.wikipedia.org/wiki/Nat_Turner
3. http://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_d%27extermination_de_Sobibor




Imaginez



Art: Chris Jordan

















Article par Derrick Jensen pour Orion Magazine septembre octobre 2011.
Traduit en français par Les Lucindas






"Imaginez.
Sur le fait qu'on n'arrive pas à voir ce qui en train de se passer tout autour de nous."



Une des (nombreuses) manières par lesquelles cette culture est en train de tuer la planète passe par le manque d'imagination. J'y ai beaucoup pensé avec la catastrophe nucléaire de Fukushima, et spécialement à la lumière de trois réponses typiques que j'ai lues, et elles montraient tout autant leur manque d'imagination.
La première vient du militant contre le réchauffement planétaire George Monbiot, qui, juste 10 jours après le tremblement de terre et le tsunami, a écrit dans le Guardian : « Depuis le désastre de Fukushima, je ne suis plus neutre concernant le nucléaire. Je soutiens à présent cette technologie. » Sa prise de position repose sur le fait que la catastrophe – la diffusion massive de radiations très toxiques – n'avait pas été causée par la production quotidienne d'une forte concentration de matériaux très radioactifs, mais plutôt par un désastre naturel combiné à « l'avatar d'une faute de fabrication et de coupes budgétaires. » Si les capitalistes arrivent à mieux fabriquer ce monstrueux processus, semble-t-il croire, ils peuvent continuer à produire et concentrer des matériaux hautement radioactifs sans causer plus d'accident. De tels arguments ont été émis après Oak Ridge, Windscale, Three Mile Island, et Chernobyl. Vous pensez bien qu'aujourd'hui ils en savent plus qu'hier. Et vous pensez bien qu'il ne faut pas avoir beaucoup d'imagination pour voir qu'une action que l'on réalise tous les jours et qui est aussi prodigieusement dangereuse que la concentration intentionnelle de matériaux hautement radioactifs, ferait de leur catastrophe non pas un accident mais une chose inévitable qui ferait rapidement passer du mode conditionnel du si au mode interrogatif du quand, quoi, à quelle fréquence et à quel degrés de gravité.
Le deuxième commentaire que j'ai lu vient de quelqu'un qui n'a pas eu la chance de George Monbiot de vivre à l'autre bout de la terre du lieu où s'est produit une grosse fuite de radioactivité. En mars dernier, un employé de l'agence japonaise de régulation du nucléaire a dit au Wall street Journal que le Japon ne reconsidérait pas l'énergie nucléaire après Fukushima, parce que « le Japon ne peut pas avancer sans l'énergie nucléaire qui fournit ses besoins énergétiques aujourd'hui. » Il dit qu'une réduction significative de l'électricité mènerait à des black-outs, puis a ajouté : « je ne pense pas que quiconque puisse imaginer sa vie sans électricité. » Il n'y a rien de surprenant dans cette réponse. La plupart de ceux qui exploitent ne peuvent pas imaginer la vie sans le bénéfice tiré de leur exploitation, et, c'est peut-être le plus important, ils ne peuvent pas imaginer que quiconque puisse vivre en exploitant moins qu'eux. Beaucoup d'esclavagistes ne peuvent pas imaginer la vie sans l'esclavage. Beaucoup de macs ne peuvent pas imaginer la vie sans la prostitution des femmes. Beaucoup d'abuseurs ne peuvent pas imaginer une vie sans abus routinier. Et bien des drogués ne peuvent pas imaginer la vie sans leur addiction, que ce soit de l'héroïne, du crack, la télé, Internet, le bon droit, le pouvoir, la croissance économique, l'escalade technologique, l'électricité, ou la civilisation industrielle.
Le manque d'imagination qui est à l’œuvre ici est stupéfiant. Les humains ont vécu sans l'industrialisation de la distribution de l'électricité pendant presque toute leur existence. En fait nous avons prospéré sur tous les continents sauf l'Antarctique. Et pendant presque toutes ces années la majorité des humains vivaient de façon soutenable et confortablement. Et n'oublions pas tous les indigènes (plus de 2 millions) qui vivent aujourd'hui sans électricité. L'employé japonais manque tellement d'imagination qu'il ne peut même pas imaginer que cela puisse exister.
George Monbiot, dans l'article du Guardian, pose des questions intéressantes sur la vie sans électricité: « Comment ferions-nous pour faire marcher nos usines textiles, nos fours à briques, nos hauts fourneaux et nos trains – sans mentionner toute l'industrie ? Des panneaux solaires ? » Mais il aboutit à une conclusion illogique : « le moment où vous considérez la demande de l'économie globale, vous vous détachez de la production locale de l'énergie. » En fait, non. Le moment où vous considérez la demande de l'économie globale, vous vous détachez de l'économie globale, une économie systématique destructrice et abusive, une économie qui est en train de tuer la planète.
C'est insensé de favoriser des usines textiles, de fours à briques, des hauts fourneaux et des trains au détriment d'une planète vivante. Notre habilité à imaginer est si appauvrie que nous ne pouvons même pas imaginer que c'est en train de se passer direct sous nos yeux.
Pourquoi est-il inimaginable, impensable, ou absurde de parler de la possibilité de se passer d'électricité, mais ce n'est pas inimaginable, impensable et absurde de penser à détruire les communautés de grands singes, de grands félins, de saumons, de pigeons voyageurs, de courlis esquimaux, de serpents de mer, de récifs de coraux ? Et pourquoi il faudrait accepter l'extinction des communautés indigènes qui sont les inévitables victimes de cette façon de vivre ( la plupart d'entre elles vivent sans électricité ou très peu) ? Ce défaut d'imagination n'est pas seulement insensé, il est aussi profondément immoral.
Imaginez un moment que nous ne soufrions pas de ce manque d'imagination. Imaginez un employé public qui ne dit pas qu'il ne peut pas imaginer la vie sans électricité, mais plutôt qu'il ne peut pas imaginer la vie avec ça, qu'il ne peut pas imaginer la vie sans ours polaires, ces mères qui nagent des milliers de kilomètres avec leur petit, et quand le petit fatigue, elles font des centaines de kilomètres en plus avec leur petit sur le dos. Imaginez cet employé public, ou plutôt, imaginez que nous disions tous que nous ne pouvons pas vivre sans les gorfous sauteurs (et pendant que j'écris cela, le plus grand site de reproduction de ces pingouins déjà en voie de disparition est menacé par une marée noire). Imaginez si nous disions que nous ne pouvons pas vivre sans les battements d'ailes des chauve-souris et leur vol à vous couper le souffle, que nous ne pouvons imaginer vivre sans entendre le chant des grenouilles au printemps. Imaginez que nous disions que nous ne pouvons vivre sans la grâce solennelle des tritons, le drôle de vol des bourdons (certaines zones en Chine qui sont si polluées que tous les pollinisateurs sont morts, ce qui veut dire que toutes les fleurs sont mortes, ce qui veut dire que des centaines de millions d'années d'évolution ont été détruites.) Imaginez s'il n'y avait pas cette culture destructrice – avec ses usines textiles, ses fours à briques, ses trains et autres processus industriels avancés – dont nous ne pouvons imaginer la vie sans, s'il y avait juste le monde réel, physique.
Et à quel point nous agirions, et réagirions de façon différente, si nous n'avions pas seulement dit, mais agi ? Et à quel point nous agirions, et réagirions, de façon différente, si nous n'étions pas insensés ? Et je signifie tout cela dans son sens le plus profond, le fait d'être hors de contact avec la réalité physique. Pourquoi il peut être si difficile de comprendre que les humains peuvent survivre (et ont survécu) plutôt bien sans économie industrielle, mais qu'une économie industrielle ne peut pas survivre sans une planète vivante ?
La vérité est que, (…),parce que la génération industrielle de l'électricité n'est simplement pas soutenable – que ce soit le charbon, l'énergie hydraulique , l'éolienne ou le panneau solaire – un jour, et probablement bientôt, les gens n'en seront pas à imaginer vivre sans électricité mais vivrons sans, comme les deux millions qui le font déjà. A propos de cette perspective, un hapa, (à moitié hawaïen) m'a récemment dit : « Beaucoup d'entre nous attendent juste le bon moment pour retourner aux anciennes façons de faire. Ça peut durer au plus quelques décennies. On s'en est très bien sorti sans microondes, sans popcorns ni jet skis. »
Ce qui m'amène au troisième article que j'ai lu, intitulé « Qu'accepteriez-vous de sacrifier pour abandonner l'énergie nucléaire ? » Dans cet article, l'auteur parle, comme l'a fait l'employé japonais, comme l'a fait Georges Monbiot, de l'importance d'une énergie bon marché pour l'économie industrielle. Mais il a tout aussi faux. La question réelle est : qu'accepteriez-vous de sacrifier pour que continue l'énergie nucléaire ? Et plus largement : qu'accepteriez-vous de sacrifier pour permettre la continuation de cette vie reposant sur l'industrie ?
Étant donné que que l'électricité à l'échelle industrielle n'est pas soutenable, et que beaucoup de gens et d'autres espèces meurent à cause de ça, une autre question mérite d'être posée : que restera-t-il du monde quand on sera à court d'électricité ? Je ne peux pas parler pour vous, mais je ferais mieux de vivre sur une planète plus saine et soutenable que sur une planète qui ressemble aux zones interdites autour de Fukushima.




Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)  
"Faire monter les enjeux" pour  Orion Magazine septembre octobre 2011.

Source: http://www.orionmagazine.org/index.php/articles/article/6404



Lentilles de scission


























Quand j'étais enfant, je m'allongeais parfois et je regardais le plafond. En déformant ma vision, des formes apparaissaient. Je voyais des petites boîtes, des démons, des livres, des couteaux, des fleurs, des visages. Je fabriquais des énigmes que je tentais de résoudre avec les indices que je recueillais sur le plafond. Il est possible de trouver des motifs là où il n'en existe aucun.
Quand Descartes disait : « Je suppose, alors que toutes les choses que je voyais étaient fausses », il avait capté quelque chose. Chaque jour nous sommes bombardés par tant d'informations – alors que je suis en train d'écrire, il y a là le bruit du chauffage d'appoint, le noir&blanc de l'écran d'ordinateur, le plastique qui entoure l'écran, des photos de la terre derrière,  et au-dessus d'elles deux coupures de presse (« La provocation d'activistes défendant la guérilla », « Une maman ours charge un train »), le caquètement des poules et les jacassements des oies, le mouvement rapide d'une araignée au plafond, le poids de mes vêtements, l'odeur de poussière sur le dos d'un chat qui vient d'entrer : tout cela et des milliers d'autres dans ce seul moment. Il n'est jamais possible de tenir pour « vraie » quelle qu'interprétation que ce soit, cette ligne de division entre nos associations (i.e. nos projections) et la réalité. Qu'est-ce qui est réel ? Il est toujours possible de voir consciemment ou inconsciemment des choses dans n'importe quoi, si nous le voulons. Je peux regarder le plafond et y voir une image de la vierge Marie, ou je peux regarder le plafond et voir que celui qui l'a retouché, a fait du sacré bon boulot.
La perception est bien sûr intimement reliée à des idées préconçues. J'ai, et c'est vrai pour chacun d'entre nous, des œillères culturelles déterminant à quel degrés nous focalisons, ce qui sera un souvenir flou, ce qui me donne mal à la tête, et ce que je ne peux pas voir. J'ai eu une éducation chrétienne – cette mythologie est ancrée au plus profond de moi-même – et je connais l'histoire du Christ presque aussi bien que je connais la mienne. (…) Je sens comme un pincement à chaque fois que je dis « je ne suis pas un chrétien », une légère appréhension, comme si j'étais allé trop loin. Parfois je lève les yeux en me disant encore que mon blasphème attirera la foudre du ciel.
Blasphémer est bien plus compliqué que de dire des jurons à Dieu. C'est une tentative d'enlever les œillères culturelles, ou au moins d'aiguiser nos lentilles pour rendre notre vision plus large, plus claire. C'est dur d'enlever ces œillères, car sans elles c'est toute notre culture qui tombe en morceaux. Remets en question le christianisme: t'es un maudit païen. Remets en question le capitalisme: t'es un gaucho. Remets en question la démocratie: un pauvre ingrat. Remets en question la science: tu es carrément stupide. Ces attributs – blasphémateur, coco, ingrat, stupide – n'ont pas besoin d'être dit à voix haute. Leur invocation laisse en fait supposer une complète enculturation nldt sur le sujet. Une bonne enculturation rend les œillères indétectables. Les gens croient qu'ils perçoivent le monde tel qu'il est, sans la déformation des lentilles de la culture : Dieu (avec un grand D) est vraiment assis sur un trône au paradis, lequel est situé parmi les étoiles formant la ceinture d'Orion (et donc, m'a-t-on dit, vous pouvez juste en voir la brillance en regardant attentivement); un certain nombre d'humains, tous agissant égoïstement, apporteront la paix, la justice et l'abondance à tous; les États-Unis sont la meilleure démocratie du monde; les humains sont l'apex de la création.
Il y a deux ans, des prospecteurs miniers au Venezuela ont tiré sur environ 70 indiens Yanomami nldt2 qui s'opposaient au vol de leur terre. Tous les articles que j'ai lu sur ces meurtres ont mentionné que les indiens ne pouvaient donner qu'un nombre approximatif des gens tués car ils ne pouvaient compter au-delà de deux. On a supposé que si les Indiens ne pouvaient compter au delà de deux, c'est qu'ils étaient incroyablement stupides – peut-être même des sous-humains. Cette supposition a probablement joué sur la sentence des tueurs finalement arrêtés: 6 mois de prison. Mais – et j'insiste sur cette histoire pour montrer à quel point ces présuppositions culturelles sont profondément ancrées et parfaitement limpides – la vérité est que même quelque chose d'aussi simple que 1+1=2 porte en soi des présupposés puissants et cachés. Je soulève l'index de ma main gauche, puis celui de ma main droite. Je les place côte à côte. Est-ce que je soulève deux index? Non. Le premier a une cicatrice d'une petite verrue entre la deuxième et la troisième phalanges. La seconde a une petite tâche à sa base. Les index sont différents ? L'arithmétique présuppose que les unités comptées – les chiffres – sont identiques. Si vous zappez ça parce que c'est trop tiré par les cheveux, alors considérez que Treblinka et autres camps nazis avaient des quotas à assurer – donc beaucoup de gens à tuer chaque jour, à chaque roulement. Les gardes faisaient des concours, les prisonniers gagnants vivaient, et un nombre préétabli de perdants mouraient. Mais c'est juste des chiffres, d'accord ? Pas si vous perdiez. Il est plus facile de tuer un chiffre qu'un individu, que nous parlions de tonnes de poissons, de containers remplis de troncs d'arbres, ou de wagons d'untermenschen.
Je ne dis pas tout ça parce que j'ai quelque chose contre le fait de compter ; c'est simplement pour insister sur le fait que même les plus simples de nos actions – 1,2,3 – sont remplies de présupposés culturels. Je ne dis pas non plus – et voici un point ou Descartes et notre entière culture ont tout faux – qu'il n'y a pas de réalité physique, ou que cette réalité physique est en quelque sorte moins importante que nos présupposés. Le fait que les points de vue de Descartes – comme les vôtres, comme les miens – sont brouillées par les projections et les illusions ne veut pas dire que rien n'existe, ou que, comme Descartes l'a dit, «rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente. » Cela veut simplement dire que nous ne voyons pas les choses clairement.
La vérité est que le monde physique ne peut pas être séparé du monde non physique. Bien qu'il soit certainement vrai que les œillères culturelles portées par les gardiens des camps de la mort leur montraient les Juifs, les Tsiganes, les Russes, les homosexuels, les communistes, les intellectuels et autres comme pouvant être tués, il est également vrai que peu importe la force de nos impératifs sociaux, la réalité physique ne peut être déniée. La perception est liée aux préconceptions. La conception est liée à la perception. C'est une des raisons de l'alcoolisme très répandu parmi les membres des einsatzgruppen – les unités de meurtres nazies – et une raison de l'état d'ivresse généralisé des gardes de beaucoup de camps de la mort, avant qu'ils ne fassent leur sélection. Même les lentilles des nazis ne déformaient pas assez pour éradiquer la vérité.
Aucun anesthésiant était nécessaire pour les gens qui donnaient les ordres d'exécution, ils se leurraient avec le langage de la bureaucratie technocratique qui les distanciait des meurtres. Ainsi les « meurtres en masse » deviennent « la solution finale », « la domination du monde » devient « la défense du monde libre », le ministère de la guerre devient le ministère de la défense, et « l'écocide » devient « le développement des ressources naturelles ». On n'a pas besoin de s'enivrer pour faire ça. Une bonne grosse idéologie et de fortes doses de rationalisation suffisent. Mais il faut un peu plus qu'une simple réticence pour s'écarter du flot de la société, pour penser et agir, et expérimenter pour soi-même – et prendre ses propres décisions.
Laissez-moi en parler différemment. Si Descartes avait été dans un navire ployant sous une grosse tempête, avec le contenu de son estomac remontant dans sa gorge à chaque vague, sa fameuse maxime n'aurait pas été la même. Par là même, s'il avait partagé sa chambre non pas avec un poêle à bois, mais un être cher, il n'aurait peut-être pas cru à ce moment que seulement les pensées vérifient son existence, ni que « les corps, les figures, l’extension, le mouvement et le lieu (n'étaient) que des fictions. »
Le fait est que le monde physique existe vraiment, et c'est à nous d'en détecter le fonctionnement. Et c'est notre boulot de déterminer si les fonctionnements que nous percevons sont vraiment là, ou s'ils sont le résultat de quelques combinaisons de projections et de hasards. C'est aussi à nous de déterminer pour nous-mêmes si les fonctionnements tenus par notre culture conviennent à notre expérience du monde.






A Language Older Than Words, "Les oeillères culturelles", pp.39-42.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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nldt      http://fr.wikipedia.org/wiki/Enculturation 
nldt2    Dans le texte original l'auteur parle des indiens "Yanomanes", 
             nous pensons qu''il s'agit des Yanomami mais cela reste à confirmer.






Psychopathologie





























L'isolement a d'étranges conséquences sur l'esprit d'une personne. C'est vrai pour toute créature sociale, humaine ou autre. Des singes enlevés à leur mère dès leur naissance placés seuls dans une chambre en acier inoxydable et privés de tout contact social avec d'autres animaux (…), développent des maladies mentales irréversibles. Comme l'un des experts de cette recherche, Harry Harlow, a dit : « une isolation sociale suffisamment sévère et prolongée réduit ces animaux à un niveau socio-émotionnel dont la première réponse sociale est la peur. »
Harlow et d'autres scientifiques, Stephen Suomi, se sont demandés s'ils pouvaient induire une psychopathologie chez des primates en retirant des bébés singes de leur mère naturelle et en les plaçant dans des cages avec « des vêtements se substituant à la mère et qui pourraient devenir des monstres ». Ils ont créé un substitut de vêtement incarnant une « mère monstrueuse » qui « éjecterait de l'air compressé en quantité » et qui « décollerait presque la peau de l'animal ». Ils en ont créé une autre qui « secouerait le bébé si violemment que sa tête et ses dents s'entrechoqueraient », et finalement une « mère porc-épic » qui sur commande aurait « des pics jaillissant de son ventre ». Dans les premiers cas, les bébés se raidissaient en se cramponnant, parce que, comme les scientifiques le rapportent, « un bébé effrayé se cramponne à sa mère à tout prix.», et dans le dernier cas, le bébé singe se retirait, attendait que les pics rentrent, et revenait se cramponner à ce qu'il percevait comme étant sa mère.
Harlow et Suomi ont finalement découvert que les meilleures mères monstrueuses qu'ils pouvaient créer étaient simplement le produit de leurs précédentes expérimentations : les singes élevés dans l'isolement. Ces singes (…) étaient trop effrayés pour interagir normalement avec leurs semblables, et étaient incapables d'avoir des relations sexuelles. C'est sans problème que les scientifiques ont engrossé des femelles avec ce qu'ils appelaient un « viol-éprouvette ». Quand les bébés sont nés, les mères n'avaient aucune idée de ce qu'il fallait faire d'eux. Beaucoup ont ignoré leur enfant, pendant que d'autres, selon les propos d'Harlow et Suomi, « étaient brutale ou létale. Un de leur truc favori était de croquer le crâne de l'enfant avec leurs dents. Mais le comportement le plus pathologique était de plaquer violemment la tête de l'enfant à terre et de frotter le sol avec. »
Il y a deux semaines j'ai reçu un courrier de l'Executive Summary of the third National Incidence Study of Child Abuse and Neglect. Ce rapport très compréhensible estimait qu'en 1993, environ 614000 enfants américains avaient été physiquement abusés, 300000 sexuellement abusés, 532000 émotionnellement abusés, 507000 physiquement négligés, et 585000 émotionnellement abusés. 565000 de ces enfants ont été tués ou très sévèrement blessés.
Quelle est la relation entre ces chiffres et notre isolement du monde naturel - l'isolement du rapport à autrui, de l'altérité, cet enchâssement social par lequel nous avons évolué- induit par la culture ?





A Language older than Words, Œillères culturelles, pp.38-39.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)









Impardonnable

























Entendu sur:  http://untitled.pnca.edu/multimedia/show/1869/







"and... any book, any piece of art, I think, which doesn't begin with the understanding that the world, theworld, the real world, the real physical real physical world is being murdered and the attempt of doing something about that, is unforgivable."




"et... je pense que tout livre, toute œuvre d'art qui ne commence pas par cette prise de conscience que le monde, le vrai monde, le monde physique et réel est en train d'être massacré,  et par une tentative de faire quelque chose contre ça, est impardonnable."





Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas),
Conférence Edelman 2011, "Civilization and Resistance", au Northwest Pacific College of Art de Portland.
(Extrait pris quelques minutes après le début de sa prise de parole)











Entendu sur:  http://untitled.pnca.edu/multimedia/show/1869/
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psychopathie de la culture dominante

























Je viens d'employer le mot « psychopathe » pour désigner Charles Hurwitz et d'autres qui dirigent cette culture. Et j'emploie très bien ce mot.180  On définit comme psychopathe quelqu'un qui peut causer des dommages sans éprouver de remords: « de tels individus sont impulsifs, insensibles aux besoins des autres, et incapables d'anticiper les conséquences de leur comportement, de poursuivre des objectifs sur le long terme, ou de supporter la frustration. L'individu psychopathe est caractérisé par l'absence de sentiments de culpabilité et d'anxiété qui accompagnent normalement un acte antisocial. »181  Le Dr Robert Hare, qui a étudié longuement les psychopathes, dit clairement que « parmi les agissements psychopathes les plus dévastateurs se trouvent le mépris glacial pour les droits des autres et une propension aux comportements prédateurs et violents. Sans éprouver aucun remord, les psychopathes charment et exploitent les autres pour leur propre bénéfice. Ils n'ont pas d'empathie, ni le sens de la responsabilité, et ils manipulent, mentent et embobinent les autres sans considération aucune pour les sentiments des autres. »182  Hare déclare également « Trop de gens continuent de croire que les psychopathes sont essentiellement des assassins ou des détenus. Le public commun n'a pas été éduqué à dépasser les stéréotypes sociaux pour comprendre que les psychopathes peuvent être des PDG, des politiciens, des entrepreneurs et autres individus à succès qui ne verront probablement pas l'intérieur d'une cellule. »
Vous pouvez piocher dans ces définitions. Les deux marchent pour Hurwitz, pour les entreprises, et ceux qui les font tourner, et pour la culture en général.
(…)
La psychopathologie en action.
Des scientifiques ont finalement réalisé que les oiseaux sont dotés d'intelligence. Selon un article du New york Times : « Aujourd'hui, dans le journal Nature Neuroscience Rewiews, un groupe international d'experts aviaires émettent une prise de position qui pourrait ressembler à un manifeste. Ils disent que presque tout ce qui a été écrit dans les livres d'anatomie sur le cerveau des oiseaux est faux. Le cerveau des oiseaux est complexe, flexible et inventif comme tous les cerveaux des mammifères, disent-ils, et il est temps d'adopter une nomenclature plus exacte, qui reflète une nouvelle compréhension anatomique des cerveaux aviaires et mammifères. »
Jusque là ça va. Bien sûr qu'on n'a pas besoin des scientifiques pour penser que les oiseaux sont intelligents : ils le sont tout à fait, si on y paie attention.
Cette prise de conscience que les oiseaux sont intelligents fait partie d'une révolution, selon le Dr Peter Marler. Encore une fois, jusque là ça va. Mais cette révolution n'est pas la même que la mienne. Voici la sienne : « Je pense que les oiseaux vont remplacer le rat blanc de laboratoire comme cobaye favori pour étudier les fonctions anatomiques. »
Soyons clairs : après toutes ces années, les scientifiques réalisent ce qu'ils auraient dû savoir depuis longtemps, que les oiseaux sont des créatures complexes, intelligentes, qui peuvent ressentir, et que leur première pensée est de les torturer.
Voilà l'essence de la psychopathologie. C'est l'essence de la civilisation.

Précédemment, j'ai parlé des caractéristiques des abuseurs, et démontré qu'on pouvait les appliquer à la culture dans son ensemble, et j'aimerais faire la même chose, beaucoup moins longuement, avec les caractéristiques des psychopathes. Les caractéristiques suivants viennent de la ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Behaviors Disorders, Organisation Mondiale de la Santé, Genève, 1992, Section F60 sur les Désordres Antisociaux:
A : reste de marbre face aux sentiments des autres.
B : présente une attitude irresponsable et méprisante pour les normes sociales, les règles et les obligations.
C : est incapable de maintenir des relations sur le long terme, qu'il n'a pourtant aucun mal à établir.
D : ne tolère pas la frustration, et devient agressif très vite, voire violent.
E : est incapable de ressentir la culpabilité et de tirer partie de son expérience, en particulier celle de la punition.
F : est nettement prédisposé à accuser les autres, en argumentant rationnellement sur leur comportement en conflit avec la société.

Je suis sûr que vous pouvez voir comment appliquer ceci à la culture dans sa globalité, et à ceux qui la font tourner. Parcourons vite fait cette classification.

Rester de marbre face aux ressentis des autres. (…) Est-ce que les civilisés se sont déjà souciés des sentiments des indigènes dont ils ont volé les terres ? Et le demi millions d'enfants irakiens morts, parce que « c'est le prix à payer », selon Madame Albright ?
Combien de fois avons-nous entendu que toute émotion devait être bannie des études scientifiques? Combien de fois nous a-t-on dit que les émotions ne devaient jamais interférer avec les décisions mettant en jeu de l'argent ?
(…) Les poulets en batterie ressentent-ils quelque chose ? Et les porcs ? Et les singes de laboratoire ? Et les arbres ? Et les rivières ? Et les pierres ? Cette culture reste non seulement de marbre face aux ressentis des autres, mais en plus elle les dénie.

Ensuite, une attitude irresponsable et méprisante pour les normes sociales, les règles et les obligations. Manifestement les civilisés sont irresponsables : je ne pense pas qu'il y ait de plus irresponsable que de tuer la planète. Quant à l'objet de cette irresponsabilité dans cette définition, puisque c'est la société entière qui souffre de ce désordre, ses règles, ses normes et ses obligations ne peuvent pas être les repères par lesquels nous jugeons de ce que doivent être des normes, des règles et des obligations. Cela reviendrait à se demander si Ted Bundy a agi en accord avec ses normes, ses règles et ses obligations à lui, quand il a violé et tué des femmes. Et quels sont les normes sociales, les règles et les obligations de cette culture ? Normes : le viol des femmes, l'abus des enfants, la destruction des terres. Règles : les lois sont faites par ceux qui ont du pouvoir, pour eux et dans le but de les y maintenir. Obligations : d'amasser le plus de pouvoir possible, de ne jamais dévier du prémisse quatre de ce livre : toujours – toujours – protéger les abuseurs et les structures sociales abusives.

Parlons des normes, règles et obligations à plus large échelle, celle de vivre de façon soutenable sur cette planète, en accord avec le principe fondamentale de la relation proie-prédateur 191, de donner autant sinon plus à la terre qui te nourrit, de vivre au sein d'une communauté humaine et non humaine dans la coopération. J'ai lu bien des constats de la part des indigènes sur le fait que les civilisés ne respectent même pas les règles du vivant. Rappelez-vous des propos de Sauk Makataimeshiekiakiak (Black Hawk)192 « Un Indien qui est aussi mauvais qu'un homme blanc ne pourrait pas vivre dans nos nations ; il serait mis à mort, et donné en pâture aux loups. Les hommes blancs sont de mauvais pédagogues ; ils distribuent des livres faux, et marchandent faussement ; ils sourient aux pauvres indiens pour les trahir ; ils leur serrent la main pour avoir leur confiance, pour les rendre ivres, pour les tromper et ruiner nos femmes. Nous leur avons dit de nous laisser tranquilles, et de rester loin de nous ; mais ils nous ont suivis, nous ont harcelés, jusqu'à nous étouffer, comme le serpent. Ils nous ont empoisonnés en nous touchant. Nous n'étions plus en sécurité. Nous étions en danger. Nous sommes devenus comme eux, hypocrites et menteurs, adultérins, des zombis, des causeurs, mais pas des travailleurs. »193

Ensuite, les psychopathes sont dans l'incapacité de maintenir des relations dans le long terme, alors qu'ils n'ont pas de difficulté à les établir. Depuis combien de temps cette culture est sur ce continent ? Je vis sur la terre des Tolowa, et les Tolowa vivaient là depuis au moins 12000 ans (si vous croyez les scientifiques, ou depuis le commencement, si vous en référez aux mythes Tolowa). Ils avaient une relation durable avec leur environnement humain et non humain. Nous non. C'est dur de maintenir des relations durables avec ceux que vous exploitez.

Les psychopathes ne supportent guère la frustration et montent vite en agressivité, et en violence. Combien de fois les États unis ont-ils envahi d'autres pays ? Combien d'indigènes ont-ils été massacrés par les civilisés ? Quelles genres d'excuses a-t-on invoquées à la légère pour ça ?

La caractéristique suivante est l'incapacité à ressentir de la culpabilité, et de tirer profit du vécu, surtout de la punition. Charles Hutwitz se sent-il coupable des déforestations des forêts anciennes de séquoias? Après avoir déforesté le moyen orient, le bassin méditerranéen, l'Europe de l'ouest, la Grande Bretagne, l'Irlande, la plupart des Amériques, l'Afrique, l'Océanie et l'Asie, dont les dommages collatéraux ne font que de s’aggraver, pouvons-nous dire honnêtement que nous tirons des leçons du passé ? Combien ont tiré profit des dommages causés par des technologies en introduisant d'autres technologies qui n'ont fait qu'empirer la destruction ? Avons-nous appris du changement climatique induit par les énergies fossiles ? Cela nous a-t-il stoppé dans l'ingénierie génétique ? Et la nanotechnologie ? Et la bombe atomique ? Les pesticides ? Les barrages ? Bien sûr que non.

Finalement, il y a cette propension très nette à blâmer les autres ou à rationaliser le comportement qui met le psychopathe en conflit avec la société. Quelle responsabilité Hurtwitz a endossé pour sa violence ? Et G.W. Bush ? Et le violeur ? Bush justifie la déforestation par les risques d'incendie. Clinton et les entreprises accusent les coléoptères. C'est la même chose pour les histoires des psychopathes. Et ça me rend malade.


J'ai longtemps comparé le fait de vivre sur une planète limité avec cette culture dominante au fait de vivre enfermé dans une pièce avec un psychopathe.194 Il n'y a pas d'échappatoire, et bien que le psychopathe choisira d'autres cibles d'abord, ce sera finalement notre tour. Finalement nous devrons nous battre. Il n'y a pas d'alternative. Et le plus tôt nous riposterons – le plus tôt nous tuerons ce psychopathe – le plus de vie pourra être maintenue.



Endgame, Psychopathologie, pp. 663-671.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)



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180   Bien que dans l'industrie de la psychologie et de la psychiatrie, le terme « sociopathe » soit plus utilisé que « psychopathe » pour désigner à peu près la même chose, j'ai choisi « psychopathe » car il est plus présent dans le langage courant.
181  
New Columbia Encyclopedia, 4ème édition.
182   Ramsland, Katherine, « Dr Robert Hare : expert en psychopathie », chap.5, « Définition du Psychopathe », Bibliothèque CourtTV de criminologie : mentalités et méthodes criminelles. Http://www.crinelibrary.com/criminal_mind/psychologie/robert_hare/5.html?sect=19 (accès le 6/08/2006).
191   Si tu consommes la chair des autres, tu est responsable de la survie de leur communauté.
192   Ce nom a bien sûr été volé par l'armée américaine pour désigné un hélicoptère utilisé pour tuer ceux qui se révoltent contre ceux qui sont au pouvoir. Ai-je déjà dit que je détestais cette culture ?
193   Blaisdell, Bob, ed.
Great speeches by Natives Americans, Mineola, NY : Dover, 2000, pp.84-85.
194   J'ai emprunté cette comparaison à Ward Churchill.