Des sociétés battues.


















 La suite des avertissements de Dear Abby* concernant les relations abusives est que vous devez vous méfier quand des menaces de violences sont émises pour vous contrôler. Un homme violent tentera de vous convaincre que tous les hommes menacent leur partenaire, mais ce n'est pas vrai. Il peut aussi tenter de vous convaincre que vous êtes responsable de ces menaces: il ne vous menacerait pas si vous ne le poussiez pas à faire cela.
 Il y a trois signaux qui sont vraiment liés. Lorsque que j'ai apparenté le premier – l'usage de la violence dans le but de contrôler – à un niveau social plus global*,  après ma plus récente conférence, un homme a dit:
« Vous parlez beaucoup de la violence de cette culture. Je ne me sens pas particulièrement violent. Où est la violence dans ma vie? »
 Je lui ai demandé où avait été fabriquée sa chemise. Il a répondu au Bangladesh. Je lui ai dit que le salaire moyen dans une usine textile au Bangladesh était de sept à dix-huit cents de l'heure grand maximum. Maintenant je sais que nous entendons toujours les politiciens, les journalistes capitalistes et autres grands apôtres des mains d'œuvre à faible coût, dire que ces salaires sont bons car ils évitent aux travailleurs de mourir de faim. Mais c'est seulement vrai si vous acceptez le contexte qui mène à ces conditions de travail: une fois que ces gens ont été forcés de quitter leurs terres – la source de leur nourriture, de leurs vêtements et de leurs abris – et que celles-ci ont été données aux compagnies transnationales, une fois que l'on a rendu les gens dépendants de ces firmes qui sont en train de les tuer, c'est sûr qu'il vaut mieux qu'ils ne meurent pas tout de suite de faim, afin qu'on puisse les exploiter en les payant sept cents de l'heure.
 La question porte alors sur le degré de violence qu'il faut employer pour forcer les gens à renoncer à leurs terres? C'est la violence ou la menace qui maintient ces gens dans l'exploitation.
Les biens de consommation à bas prix ne sont pas les seuls moyens de contrôler nos vies. J'ai demandé à l'homme s'il payait un loyer.
« - Oui.
   - Pourquoi vous payez un loyer?
   - Parce que je ne suis pas propriétaire.
   - Que ce passerait-il si vous ne payiez pas votre loyer?
   - Je serais expulsé.
   - Par qui?
   - Par le shérif.
  - Et que se passerait-il si vous refusiez de partir? Et que se passerait-il si vous invitiez le shérif à diner? Et après le diner si vous disiez 'J'ai apprécié votre compagnie, mais pas tant que ça, et c'est chez moi alors je souhaiterais que vous partiez.' Que ce passerait-il alors?
   - Si je refusais de quitter les lieux, le shérif m'expulserait.
   - Comment?
   - Par la force, si nécessaire. »
J'ai acquiescé d'un signe de tête. Il a fait de même.
Alors j'ai dit:
« - Et que se passerait-il si vous aviez vraiment faim et que vous alliez au supermarché. Il y a là-bas de quoi manger en grosse quantité, vous le savez. Et si vous vous mettiez à manger sans rien payer, que se passerait-il?
   - Ils appelleraient le shérif.
  - Ce serait probablement le même shérif. Un vrai trou du cul, non? Il viendrait armé et vous embarquerait. Ceux qui sont au pouvoir ont fait en sorte que vous devez payer pour vivre sur cette planète. Si nous ne le faisons pas, des gens armés viennent pour nous forcer à payer. C'est violent. »

La raison pour laquelle (c'est la deuxième partie des signaux d'alerte de Dear Abby*) les personnes violentes tentent de convaincre leur victime que tous les hommes menacent leur partenaire, c'est bien sûr parce que si vous pouvez faire en sorte que votre victime ne croie pas qu'il existe d'autres alternatives – si vous pouvez faire en sorte que votre violence semble naturelle et inévitable – elle n'aura aucune raison réelle de résister. Vous aurez, comme les propriétaires des firmes qui exploitent leurs travailleurs, exactement ce que vous voudrez: votre victime sous votre contrôle, vous n'aurez même plus besoin de la battre. Cette équivalence à une échelle sociale plus large repose sur la tendance très directe qu'a notre culture de pointer le fait que toutes les cultures sont basées sur la violence, que toutes les cultures détruisent leurs terres, que les hommes de toutes les cultures violent les femmes, que dans toutes les cultures les enfants sont battus, que tous les pauvres de toutes les cultures sont forcés de payer un loyer aux riches (ou même que toutes les cultures ont des riches et des pauvres!). Peut-être que le meilleur exemple de cette culture essayant de nous faire croire que la violence est naturelle se trouve dans la croyance que la sélection naturelle repose sur la compétition, que la survie est une question de lutte où seul celui qui s'en donne les moyens, celui qui saura exploiter survivra. Le fait que cette croyance est presque omniprésente dans cette culture bien que le contraire ait déjà été prouvé (…) révèle à quel degré nous avons intégré la façon de voir des abuseurs (…) et le poids de l'histoire et du sens commun.

La troisième partie des avertissements de Dear Abby* dit que les abuseurs tentent de convaincre leur victime qu'elle est responsable de ses menaces: elle ne serait pas menacée si elle ne l'y poussait pas. Cela a une grande implication pour les militants. Je ne peux vous dire combien d'entre eux ont insisté sur le fait que nous ne devions jamais user du sabotage, de rhétorique violente, et encore moins de violence parce que cela entraînerait une réaction encore plus forte de la part de ceux qui sont au pouvoir.
Cette insistance révèle un manque total de compréhension sur la façon de fonctionner de la répression. Les abuseurs emploieront n'importe quelle excuse pour renforcer leur répression, et si aucune raison n'existe, ils en fabriqueront une. (…)

Quelles sont nos solutions? Probablement celles que l'on choisit le plus souvent, qui n'en sont pas, et qui consistent à éviter de fâcher ceux qui sont au pouvoir, et donc à employer des stratégies autorisées par ceux qui sont au pouvoir. Le principal avantage dans ce non-choix et que vous vous sentirez bien envers vous-mêmes car vous vous battez « pour la bonne cause », contre le système d'exploitation sans risquer les avantages que vous tirez de ce même système.(...)

Bien, essayons cette solution-là. Que se passerait-il si nous nous décidions qu'à chaque fois que la répression se durcirait nous durcirions nos réponses? S'ils nous font peur au point de nous empêcher d'agir pour stopper ceux qui nous exploitent et nous détruisent, ainsi que ceux et celles que nous aimons – les faire cesser de tuer les océans (ce qui en reste), les forêts (ce qui en reste), les sols (ce qui en reste) – quel point nous faudrait-il atteindre pour générer en eux la peur de perpétrer cette exploitation et cette destruction?
Toute personne qui a été de quelle que manière que ce soit associée avec des personnes perpétrant la violence sera probablement d'accord avec cette analyse du psychologue et écrivain Arno Gruen sur les raisons qui font que les personnes violentes doivent continuer en crescendo leur répression: « La catharsis ne marche pas pour ces gens dont la colère et la rage se nourrissent d'une haine de soi, qui, si elle est projetée sur un objet extérieur, s'intensifie et s’aggrave par des actions qui sont inconsciemment perçues dans l'intériorité comme des formes plus poussées d'aveuglement. Ainsi, l'accumulation des actes de destruction augmente les enjeux de la rage destructrice. »297   (…)

Les abuseurs, et les cultures abusives sont insatiables. Ils ne peuvent souffrir aucune entrave à leur contrôle et à leur destruction. Harry Merlo, ancien PDG de l'industrie forestière  de Louisiane-Pacific, a très bien énoncé cette manie. Après une session de déforestation, il a dit:
« Il ne devrait rien rester sur le sol. Nous avons besoin de tout ce qu'il y a ici. On ne coupe pas à telle ou telle hauteur. On coupe à l'infini. Parce que c'est là et que nous avons besoin de tout et maintenant. »

La question est donc, avons-nous les couilles – et le cœur – de les arrêter? Nous soucions-nous suffisamment de nos terres et de la vie de ceux que nous aimons? Osons-nous agir?



Endgame,  "Il est temps d'en sortir", pp. 307-310.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)


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 297  Arno Gruen, The Insanity of normality: realism as sickness: toward understanding human destructiveness
       Traduit par Hildegarde et Hunter Hannum, Grove Weidenfeld, NYC, 1992, p.62.

*     Voir traductions précédentes en rapport: 
                                                  • Réviser ses bases  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/reviser-ses-bases.html
                                                  • De la violence domestique à la violence culturelle  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/de-la-violence-domestique-la-violence.html

Présuppose et accepte























Il y a des années j'ai discuté avec la grande philosophe et écrivaine Kathleen Dean Moore sur la raison pour laquelle il n'est pas toujours heureux d'appeler la terre notre mère. Je lui ai d'abord demandé quels étaient les mensonges que nous racontions à nous-mêmes concernant notre relation à la terre.
Elle a répondu: « Dans le but d'être dans la démesure: que les êtres humains sont séparés du – et supérieurs au – reste de la création naturelle. Que la terre et toutes ses créatures ont été conçues pour servir les desseins humains. Qu'une action est dans son bon droit si elle œuvre pour le plus grand bien-être du plus grand nombre de gens. Que les entreprises sont surtout responsables envers leurs actionnaires. Que nous pouvons tout avoir – et sans cesse abîmer la terre et l'océan – sans jamais en payer le prix. Que la technologie trouvera un moyen de résoudre tous les problèmes, même ceux créés par la technologie. Que cela fait sens d'interrompre la course des saumons vers l'océan avec des barrages, pour que cette céréale puisse se développer. Que vous pouvez empoisonner cette rivière sans empoisonner vos enfants? Et le plus gros et le plus dangereux mensonge: que la terre est infinie et infiniment résistante. »
Je lui ai demandé pourquoi c'était si dangereux.
Elle a dit: « On fait des dégâts maintenant – dans l'atmosphère, dans les océans, au climat – qu'on ne sait pas réparer. Quand la terre fonctionne comme un tout, elle est résistante. Mais une fois les dégâts faits, la terre n'arrive plus à s'en remettre. Dans un monde affaibli, si nous nous tournons contre la terre, si nous déversons des fertilisants chimiques sur des champs épuisés, si nous assainissons les eaux usées avec des poisons, si nous construisons plus de barrages, si nous consommons plus de pétrole, mettons au monde plus d'enfants, si nous ne reconnaissons jamais que nous n'avons aucune chance de nous en sortir, si nous n'admettons jamais tout ce que nous avons causé comme dégâts sans avoir su comment les réparer, alors, qui peut nous pardonner? »
J'ai demandé: « Pourquoi nous est-il si difficile de comprendre tout ça? Les preuves sont flagrantes autour de nous. »
Sa réponse: « Notre façon de penser, et même la façon dont nous parlons, renforce la fiction depuis un bon moment. Réfléchis à la métaphore qui fait de la planète notre mère, et au slogan 'Aimez votre mère'. Qu'est-ce que ça signifie?  Ça pourrait simplement vouloir dire que les humains sont créés par les éléments qui viennent de la terre. (…)
Je pense que toute la métaphore du slogan 'aimez votre mère' est juste un souhait. On peut compter habituellement sur les mères pour nettoyer ce que leurs enfants salissent. Elles sont chaleureuses et leur pardonnent: les mères vont suivre leurs enfants en pleurs dans leur chambre, leur caresser les cheveux, même si le chagrin n'est causé que par un mauvais comportement envers elles. C'est joli de penser que la planète est une mère qui va nous suivre pour réparer les dégâts que nous causons, nous protéger de nos bêtises et nous pardonner la monstrueuse traitrise. Mais même les mères s'épuisent et s'usent. Alors qu'arrivent-ils à leurs enfants?
Il y a une pub d'une compagnie pétrolière qui montre l'image de la planète avec marqué en dessous 'La Terre Mère est gaillarde.' »
J'ai dit: « La certitude que la planète est invulnérable. »
Elle a répondu: « Une dangereuse certitude. J'ai écrit une lettre à la compagnie pour leur dire que 'si la Terre était réellement votre mère, elle vous aurait attrapé d'une main ferme et vous aurait maintenu la tête sous l'eau jusqu'à ce qu'aucune bulle n'en sorte.' Justice cosmique. »
Il n'est pas surprenant de constater que les grandes traditions du pacifisme découlent des grandes religions de la civilisation: Christianisme, Bouddhisme, Hindouisme.
J'ai récemment vu une interview d'un militant pacifiste de longue date, Philip Berrigan – un des derniers avant sa mort – dans laquelle il affirme plus ou moins fièrement que le pacifisme spirituel n'a pas pour but de changer les choses du monde physique, mais repose sur le Dieu chrétien pour remédier aux choses. L'intervieweur a demandé: « Que dites-vous au mouvement Plowshares qui affirme que vos actions n'ont pas eu d'effets tangibles? »
Berrigan a répondu, et notez bien ses deuxième et troisièmes phrases: « Les Américains veulent voir des résultats parce qu'ils sont pragmatiques. Dieu n'a pas besoin de résultats. Dieu a besoin de la foi. Vous essayez de faire appliquer la justice sociale, et vous le faites avec amour. Vous ne menacez personne ni n'agressez le personnel militaire pendant ces actions. Vous vous tenez debout et attendez de vous faire arrêter. »293
Je ne parle pas pour Berrigan, mais je veux voir des résultats parce qu'on est en train de tuer la planète.
De toute façon, je pense que Berrigan a tout faux. S'il y a un Dieu chrétien, et si on considère quelques milliers d'années d'histoire, il n'est pas (…) du côté de la lumière. De ce que je peux en voir, je ne suis pas sûr de vouloir compter sur un Dieu chrétien pour stopper la destruction environnementale.
Le Dalai Lama a pris un point de vue sur la violence plus intelligent, utile, et mieux formulé. Il garde bien, en plus en tête ses prémisses et essaie de les citer quand il peut. Il a dit: « La violence est comme des médicaments forts. Pour une certaine maladie, cela peut être utile, mais les effets secondaires sont énormes. À un niveau pratique, c'est très compliqué, il vaut mieux donc par sécurité éviter les actes de violence. » Il a continué ensuite: « Il y a un point très pertinent dans la littérature Vinaya qui expose les codes disciplinaires que doivent observer les moines et nonnes pour conserver la pureté de leurs vœux. Prenez l'exemple de l'un d'eux confronté à une situation où ils n'ont que deux alternatives: ou prendre la vie d'une autre personne, ou donner la sienne. Sous de telles circonstances, donner sa vie pour éviter de prendre celle de l'autre est justifié car le contraire transgresserait un des quatre vœux cardinaux. » Sa phrase d'après révèle tout le problème, et ramène cette discussion au début: « Bien sûr, cela présuppose que cette personne accepte la théorie de la réincarnation; sinon ce serait vraiment stupide. »294




Endgame« Amour ne veut pas dire pacifisme. » pp.299-301.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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293 Elliott Rachel J., « Acts of faith: Philip Berrigan on the necessity of non violent resistance. », The Sun n°331 07/2003, 12, les italiques sont dans l'original.
294 Golleman Daniel,
Healing Emotions, Shambhala, Boston, 1997, p.177.








Non-violence non



















À une de mes conférences, récemment, une bouddhiste a voulu contre argumenter mes positions sur la violence, en disant, et j'ai souvent entendu ça, qu'il n'y aura jamais aucune raison justifiant quelle que forme de violence que ce soit. Je ne lui ai pas demandé si elle mangeait. À la place je lui ai demandé ce qu'elle ferait si elle voyait quelqu'un battre un enfant juste devant elle.
« Je témoignerais pour la souffrance de l'enfant, a-t-elle répondu.
Vous n'interviendriez pas? »
Bien qu'à court terme user de la violence pour stopper l'agresseur semble pouvoir aider, cela ne ferait que mettre plus de violence encore dans l'univers – ce qui ferait de l'univers un lieu encore plus violent – à long terme cela mènerait à plus de violence. Je n’interviendrais pas.
Tout ça c'est de la théorie, ai-je répondu. Si je marchais dans une allée, et que je voyais quelqu'un en train de vous battre à mort avec une batte, je doute fort que votre jolie spiritualité tiennent la route, parce que vous allez me supplier de ne pas rester posé face à l'agresseur à être le témoin silencieux de votre souffrance et de votre meurtre. »
Elle a secoué la tête.
« Non.
Je ne vous crois pas.
Et il en est de même avec les saumons. Dans le long terme, ils seront amenés de toute façon à s'éteindre, comme à la fin le soleil brûlera la terre, ça ne fait rien...
Ce n'est pas parce que tout le monde dans cette pièce mourra, ai-je répondu, qu'on peut tous les torturer à mort maintenant. C'est absurde. Si c'est à ça que doit mener votre spiritualité, je n'en veux pas. »
D'autres bouddhistes encore m'ont dit que je ne devais pas agir envers les oppresseurs et les agresseurs sous la colère, mais sous la compassion et l'amour. On me raconte cette connerie tout le temps. Il y a deux jours j'ai reçu un e-mail de quelqu'un que je ne connais pas et qui voulait soulever des erreurs dans mon jugement. « En tant qu'écrivain, vous ne pouvez pas être dans l'hostilité et rester efficace. Dans une de vos prochaines intervention radiophonique, pourquoi ne pas parler plutôt de vous, de comment vous gérer vos problèmes de santé, de ce qui vous a inspiré récemment, plutôt que de ce qui vous a mis en colère ? » C'était une femme, c'est qui a semblé étrange: d'habitude des hommes intrusifs essaient de soulever ce qui ne va pas dans mon travail alors que les femmes intrusives essaient de chercher des solutions à mes problèmes. Mais cette femme a aussi écrit: « À quel point votre sexualité/sensualité est affectée par cette agression mentale grandissante contre des forces sur lesquelles vous n'avez aucun contrôle (sic). À quel point la colère affecte vos relations personnelles. Continuez-vous de serrer les arbres dans vos bras ou avez-vous quelqu'un dans votre lit? »
Au début, j'ai pensé lui répondre que jamais elle n'aurait la réponse à la question de savoir si ma colère envers la culture dominante qui détruit la planète affecte ma vie sexuelle.
Un des principaux problèmes avec ses questions (mis à part le fait que ma vie personnelle, ce n'est pas ses oignons) sous entend que parce que je suis en colère contre la culture je le serais envers mes amis. C'est complètement débile. Ma colère n'est pas un revolver. Je suis en colère contre des choses qui me mettent en colère, pas les autres. Paye ton concept.
 Mais, et c'est très important, de son point de vue ce n'est pas du tout débile. L'une des thèses centrales du très bon livre de R.D.Laing, The Politics of Experience, pour autant que je sois concerné, est que les gens agissent en fonction de ce qu'ils vivent dans le monde. Si vous pouvez comprendre leur expérience, vous pouvez comprendre leur comportement. C'est aussi vrai pour un fou criminel que pour un capitaliste. Mais encore une fois je me répète.
Il cite la description d'une lunatique faite par le psychiatre allemand Emil Kraepelin:
« Messieurs, les cas que j'ai à vous présenter aujourd'hui sont particuliers. Tout d'abord, vous pouvez voir une bonne, âgée de 24 ans, dont vous pouvez constater l'extrême maigreur. Malgré cela la patiente est en perpétuel mouvement, avançant puis reculant de deux pas, elle tresse ses cheveux pour les défaire après. Si je tente de l'arrêter, je me heurte à une résistance extrêmement forte, si je me mets en face d'elle et tente de la stopper de mes mains, si elle ne peut pas me pousser, elle cherche à m’esquiver en passant sous mes bras. Si quelqu'un l'attrape pour la tenir fermement, elle se raidit et se met à pleurer déplorablement. Nous remarquons en plus qu'elle tient un morceau de pain serré dans la main gauche qu'on ne peut pas le lui faire lâcher. Elle ne fait pas attention à son environnement tant qu'on la laisse tranquille. Si vous lui piquez le front avec une aiguille, elle esquisse une grimace ou s'en va, laissant l'aiguille plantée sans pou autant cesser son mouvement de va-et-vient, comme un rapace, avançant et reculant. Elle ne remet presque jamais aux questions qu'on lui pose, au mieux elle secoue la tête. Mais de temps en temps elle gémit en répétant ces phrases: 'O Mon Dieu, O ma chère mère!' »288
Laing dit:
« Nous regardons la situation strictement du point de vue de Kraepelin, tout est à sa place. Il est sensé, elle est folle; il est rationnel, elle est irrationnelle. Cela implique que l'on observe les actions des patients hors contexte de ce qu'ils ont vécu. Mais si on observe les actions de Kraepelin, (mises en italiques) – il essaie de stopper ses mouvements, s'avance vers elle avec les bras tendus, lui plante une aiguille dans le front, veut lui faire lâcher de force le bout de pain qu'elle tient dans la main etc –  et si on les place hors du contexte qu'il vit et qu'il a lui-même défini, elles ne sont quand même pas banales.»
Si l'on considère le contexte du capitalisme industriel, ce que vivent ceux qui appartiennent à cette culture et qui l'ont définie comme telle, détruire la terre de quelqu'un ( et après celle de tout le monde) pour remplir le compte en banque de quelqu'un d'autre fait sens. Si l'on considère le contexte de la civilisation telle que l'ont vécue les civilisés – ceux qui se considèrent comme appartenant à « la société la plus avancée des sociétés humaines » – la destruction de toutes les autres cultures fait sens. Quand depuis la naissance on vous a bombardé d'images et d'histoires qui vous apprennent à percevoir les femmes comme des objets sexuels, il ne sera pas surprenant que vous les traitiez de cette manière. De même, si vous êtes élevés dans une famille violente ou dans une culture violente où les relations sont basées sur le pouvoir, et que ceux au pouvoir utilisent quotidiennement la terreur pour assujettir ceux qu'ils souhaitent assujettir – quand c'est ce que vous avez vécu du monde, quand le monde a été défini comme tel – cela fait sens pour vous de chercher à avoir du pouvoir sur le plus de personnes possibles autour de vous. Ou, et cela nous amène à notre discussion, la colère peut vous effrayer excessivement – quand vous avez souffert de la colère de ceux qui sont au pouvoir.
Pour être clair: cette esquive de la colère – la présomption, par exemple, que la colère envers la culture serait amenée à se déplacer vers les amis – fait sens si vous avez peur de vos propres émotions ( ou si vous-mêmes vous déplacez votre colère), si vous avez peur de la colère parce que vous avez été violentés, rendus impuissants face « aux forces sur lesquelles vous n'avez aucun contrôle » – et que vous prenez conscience au fond de vous-mêmes que la colère que vous ressentez n'est que le reflet de votre propre impuissance.
La question est qu'il me semble douloureusement (et superbement) clair qu'il ne s'agit pas d'éradiquer la colère, mais de rester clair sur le pourquoi et le comment de ma colère, d'en être conscient. Quand c'est approprié, laisser cette colère s'exprimer tant qu'elle ne me consume pas, tout comme je peux laisser ma peur et ma joie s'exprimer tant qu'elles ne me consument pas. (…)
Tenter de « transcender » la colère vient de cette peur, et aussi de cette bonne vieille traditionnelle haine du corps qui veut nous débarrasser de notre nature animale « viciée »: l'esprit de transcendance (la conscience cosmique, les sourcils de Dieu etc...), c'est bien; l'animalité, la nature, c'est mal.
Hors de ce contexte violent, bien sûr, rien de tout cela ne fait sens.



Endgame« La Haine », pp.289-292.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)



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288 Op.cit., Ballantine Books, NYC, p.107.

Qu'allez-vous faire de cela?



















De la même manière, nous pouvons lire l'histoire passée de la culture comme un prologue.
« La civilisation a pour origines, comme dit Stanley Diamond que j'ai cité auparavant, la conquête des terres étrangères et la répression à la maison. »
 Donc nous pouvons nous demander : la civilisation et le civilisé commettront-ils des génocides?
Pour répondre, nous pouvons d'abord demander: où sont les indigènes du Moyen Orient, de la Méditerranée, de l'Europe, de l'Afrique? Où se trouvent les communautés indigènes intactes, qui n'ont jamais été menacées, en existe-t-il quelque part? (…)
 Ensuite : la civilisation et les civilisés commettront-ils des écocides?
Pour répondre, demandez simplement: où sont les forêts du Moyen Orient, de l'Asie, de la Méditerranée, de l'Europe, de l'Afrique? Où sont les biomasses intactes de ces lieux? A quel point devons-nous être stupides ou délirants pour attendre une quelconque diminution magique de cette destruction?
 Après, que nous apprend le passé de cette culture sur ce que nous pouvons attendre du traitement fait aux femmes? Les membres de cette culture, depuis le début – comprenez les hommes membres de cette culture – ont fréquemment violé, tué, mutilé, asservi, agressé de quelle que manière que ce soit les femmes. Cette agressivité ne semble pas être en baisse, et il n'y a pas de bonnes raisons qui nous amèneraient à penser que cela aura lieu.
 Un classique chez les gens violents et ceux qui dépendent d'eux est de se dire que si les choses n'ont pas été bonnes dans le passé, il faut à présent aller de l'avant, reprendre à zéro en oubliant les atrocités qui ne peuvent pas se réitérer si l'on repart sur des bases meilleures. Cette amnésie sert bien les deux partis en leur permettant de continuer leur danse dérangeante et destructive de la victimisation. (…)
 La cessation de cette amnésie menacerait leur confort relationnel et révèlerait cette stupidité forcée des deux côtés qui pousse à croire en ce mensonge arrangeant reposant sur des changements futurs, vers quelque utopie future où la violence ne reviendrait jamais.
 Nous entendons et croyons trop souvent en ce même genre de mensonges à un niveau culturel. On acquiesce d'un mouvement de tête solennel quand les représentants de l'industrie forestière nous disent qu'ils ont réformé leurs méthodes d'abattage et que cette fois ils le font correctement. Pendant ce temps la déforestation continue d'accélérer. La biodiversité s'effondre. Le monde brûle.
 Nous soupirons de soulagement quand tous les états américains ont annulé les décorations données aux civilisés pour avoir ramené des scalps d'Indiens, et sommes soulagés qu'enfin John Ford soit mort et ne puisse plus asséner sa propagande, et pourtant nous regardons ailleurs pendant qu'un trou de mémoire avale les langues et les  cultures.
 Je crois que c'est le moment où je devrais citer Santayana, qui dit que ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter. Et cette citation dit certainement vrai pour tout ce qu'il y a eu lieu jusqu'à présent. Mais ça ne va pas durer très longtemps.
 Tout s'accélère: la destruction se fait de plus en plus outrageuse et omniprésente, s'étendant même à présent à la militarisation (et pollution) de l'espace, au changement climatique, à l'empoisonnement des couches les plus profondes des océans, à la manipulation et à la pollution de notre bagage génétique; les distractions clairement posées pour nous empêcher de voir que cette destruction – avez-vous regardé des films récemment, et qu'achetez-vous en ligne? – devient de plus en plus banale, encore plus obscène (comme les obscénités sont banalisées et la banalisation est notre mode de pensée).
 La civilisation est en fin de partie, elle a atteint le point de non retour de son parcours exponentiel sur une planète qui n'est pas infinie. Elle consume le monde. Elle nous consume tous. Ça ne va pas durer. Il est peut-être possible de sauver quelques endroits bien spécifiques, ou des gens ou des plantes ou des animaux ou des mousses ou tout autre forme de vie, de les préserver de la destruction et de la dévoration par cette culture mortifère. (si 138 000 antennes téléphoniques, par exemple, tuent 27.6 millions d'oiseaux migrateurs par an, - on peut doubler les estimations - chaque antenne abattue sauverait environ 200 oiseaux par an.) Il y a un monde à libérer. Qu'allez-vous faire de cela?




Endgame, « Une histoire de la violence », pp.274-276.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)

Ward Churchill
















La nuit dernière, j'ai participé à une conférence avec Ward Churchill, un Indien métis Creek/Cherokee, auteur de plus de 20 livres ( je lui ai demandé combien de livres il avait écrit, et il a ri puis dit que ce n'était pas bon signe s'il ne se souvenait plus du nombre exact.)

Ward est connu pour son militantisme, comme vous pourrez en déduire d'après les titres de ses œuvres – La Lutte pour la terre: la résistance indigène au génocide, à l'écocide et à l'expropriation dans l'Amérique du Nord contemporaine, et Le pacifisme comme pathologie: réflexions sur le rôle de la lutte armée dans l'Amérique du Nord viennent à l'esprit – et il est aussi connu pour la clarté de sa pensée et de son expression sur la question de la résistance.

Il n'a donc pas été surprenant de l'entendre dire :
« Ce que je veux c'est que la civilisation cesse de tuer les enfants de mon peuple. Si cela peut se faire dans la paix, j'en serai heureux. Si signer une pétition amène ceux au pouvoir à cesser de tuer les enfants indiens, je mettrai mon nom en haut de la liste. Si faire une marche de protestation les y amène, je marcherai aussi longtemps que je le pourrai. Si tenir une bougie allumée les y amène, j'en tiendrai deux. Si chanter des chants de protestation les y amène, je chanterai n'importe quelle chanson qu'on me donnera à chanter. Si vivre simplement les y amène, je vivrai extrêmement simplement. Si voter les y amène, je voterai. Mais toutes ces actions sont celles qui sont autorisées par ceux qui sont au pouvoir, et aucune d'elles ne les amènera à cesser de tuer les enfants indiens. Ils ne le font pas et ne le feront jamais. Étant donné que les enfants de mon peuple sont tués, je n'ai aucun fondement pour me plaindre de quels que moyens que j'utilise pour protéger la vie des enfants de mon peuple. Et je ferai tout ce qu'il y aura à faire. »
La foule l'a acclamé.
Il reste à espérer que ses propos deviendront des actes.



Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 1 », p.253.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)





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Autres citations de Ward Churchill *,
faites par Derrick Jensen en page de garde de différentes parties de Endgame vol.2.
(Traduit en français par Les Lucindas)

* Citations extraites de « The New face of Liberation: Indigenous rebellion, State repression, and the reality of the fourth world. », dans Acts of Rebellion: the Ward Churchill reader, Routledge, NYC, 2003, p.270.  




« L'objectif premier de tout ce que nous devons faire doit être de rendre cette société de plus en plus ingérable. C'est la clef. Plus la société devient ingérable, plus l'état doit dépenser ses ressources pour s'efforcer de maintenir l'ordre « chez lui ». Plus il est occupé par ça, moins il peut se projeter en apparence géographiquement et temporellement. Finalement, on atteindra un point de stagnation, et pour un système tel que celui-ci, ancré comme il est dans un concept de croissance perpétuelle, cela équivaudrait à une sorte de « scénario de fin du monde », parce qu'à partir de là, les choses commencent à aller dans une autre direction –«se désagréger» pour ce système– et cela créerait les conditions adéquates pour les formes sociales alternatives de prendre racine et de s'épanouir. »

Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Pacifisme, partie 3 », p. 719.



« C'est une sorte d'esquisse grossière, mais c'est aussi facile à suivre. Et vous savez quoi? La récompense pour avoir suivi cela ne doit être attendue qu'au moment des retombées cataclysmiques d'un « moment révolutionnaire », ou, pire, l'actualisation progressive de quelque lointaine utopie bernsteinienne ndlt (qui deviendrait de toute façon dystopique.) Non, dans le sens où chaque règle et régulation rejetées représentent une expérience tangible de libération, cette récompense arrive immédiatement et s'améliore. Vous vous sentirez plus libre directement en prenant cette décision. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Comme une bande des machines », p.785.




« D'accord, allons un peu plus loin. Plus le système devient déréglé, désorganisé et déstabilisé, moins il est capable de s'accroître, de s'étendre et même de se maintenir. Plus cela s'empire et plus il est possible pour le Quart-Monde de lutter et de réussir à se libérer de cette domination par le système. Et plus le Quart-Monde réussit, moins le système arrive à utiliser nos ressources pour procéder à cette domination. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 2 », p.797.




« A ce point, nous en sommes arrivés à comprendre la convergence des intérêts qui transcendent complètement le vieux paradigme des « trois mondes », nous pouvons appréhender une symbiose praxique (ndlt: union des articulations) complètement différente, qui ressemblerait plus à une dévolution qu'à une révolution. Nous ne voulons pas tant la Chine hors du Tibet que la Chine hors d'elle-même. Nous ne voulons pas seulement que les États Unis partent de l'Asie du Sud-Est ou de l'Afrique du Sud ou de l'Amérique Centrale, nous voulons qu'ils sortent de l'Amérique du Nord, de la planète et aussi qu'ils cessent d'exister. Tout cela pour dire que nous voulons que les États Unis sortent de nos vies ainsi que de celles de tout le monde. Les morceaux s'assemblent plutôt bien, non? Bien sûr, ils ne peuvent pas vraiment être séparés et seule une mauvaise analyse a conclu qu'ils le pouvaient. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 3 », p.831.



« A partir de là, nous devons chercher au moins à démembrer et dissoudre toute entité étatique/corporatiste existant dans le monde. Toutes. Sans exception. »


Ward Churchill *
cité par Derrick Jensen dans Endgame, « Faire tomber la civilisation, partie 3 », p.839.

1ère à gauche et c'est à droite























Il EST possible de se sortir d'un piège. Toutefois, pour vouloir sortir d'une prison, il faut au préalable avouer que l'on est dans une prison. Le piège est la structure émotionnelle de l'homme, la structure de son caractère. Ce n'est pas très utile d'élaborer des systèmes de pensées pour déterminer la nature du piège, si la seule chose à faire pour en sortir est de le connaître et de trouver la sortie. Tout le reste est totalement inutile: chanter des hymnes sur la souffrance dans le piège, comme l'ont fait les esclaves africains, ou écrire des poèmes sur la beauté de la liberté hors de ce piège, rêver au sein même du piège; ou promettre une vie hors du piège, après la mort; comme le catholicisme l'a promis à ses congrégations; ou confesser un semper ignorabimus, comme le font les philosophes résignés; ou construire un système philosophique autour du désespoir à vivre dans le piège, comme l'a fait Schopenhauer; ou rêver d'un superman qui serait tellement diffèrent de l'homme dans le piège, comme Nietzsche l'a fait, jusqu'à ce que, prisonnier dans un asile pour lunatiques, il écrive sa totale vérité sur lui-même – trop tard...
La première chose est de trouver la sortie du piège.
La nature du piège n'a aucun intérêt qui ne soit meilleur que celui d'OÙ SE TROUVE LA SORTIE DE CE PIÈGE?
On peut décorer un piège pour se rendre la vie plus confortable à l'intérieur. C'est ce qu'ont fait les Michel-Ange, les Shakespeare et les Goethe. On peut inventer quelques engins improvisés pour s'assurer une vie plus longue dans le piège. C'est ce qu'ont fait les grands scientifiques et physiciens, les Meyer et les Pasteurs et les Flemming. On peut s'inventer la guérison des os cassés quand on tombe dans un piège.
La question cruciale reste encore: trouver la sortie de ce piège. OU EST LA SORTIE DANS CET ESPACE OUVERT SANS FIN?
La sortie reste cachée. C'est la plus grande des énigmes. Voici la chose la plus ridicule et la plus tragique:
LA SORTIE EST CLAIREMENT VISIBLE POUR LES GENS PIÉGÉS DANS LE TROU. CEPENDANT PERSONNE NE SEMBLE LA VOIR. TOUT LE MONDE SAIT OÙ LA SORTIE SE TROUVE. CEPENDANT PERSONNE NE SEMBLE SE DIRIGER VERS ELLE. PLUS ENCORE: QUICONQUE SE DIRIGE VERS LA SORTIE, EST DÉCLARÉ FOU OU CRIMINEL OU PÊCHEUR BON À BRÛLER EN ENFER.
Du coup le souci n'est pas avec le piège, ou même avec la question de trouver la sortie. Le souci est À L'INTÉRIEUR DES GENS PIÉGÉS.
Tout cela, vu de l'extérieur du piège, est incompréhensible pour un simple d'esprit. C'est même quelque peu insensé. Pourquoi ne se dirigent-ils pas vers la sortie qui est clairement visible? Dès qu'ils se trouvent près de la sortie ils commencent à hurler et s'en vont. Dès que quelqu'un parmi eux essaient de sortir, ils le tuent. Très peu seulement peuvent se glisser hors du piège dans la nuit obscure quand tout le monde est endormi.



Wilhelm Reich, The Murder of Christ: the Emotional Plague of Mankind,
Farrar, Strauss and Giroux, NYC, 1953, pp.3-4.


Cité  dans Endgameen en-tête de  « Tomber la civilisation partie 1 », p.249
par Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)










Toute sortie est définitive



















Les auteurs de sévices sont lunatiques. Ils sont aimables un temps, puis après violents.
Je me demande si je crois que cette versatilité est réelle ou non.
Argument pour: ces gens sont fragiles. Ils sont effrayés. Comme ils n'ont d'identité propre (ce qui signifie qu'ils ne pourront jamais s'identifier avec leur corps et encore avec la terre qui le fait vivre) ils n'ont pas la capacité de pouvoir réagir de façon équilibrée face aux aléas de la vie. Ils doivent donc contrôler leur environnement. Tant que ce contrôle est exercé, ils peuvent maintenir un semblant de calme. Mais ce contrôle (ou ce qu'ils perçoivent comme étant un droit à contrôler ou à exploiter) est menacé et la fureur qui n'a jamais cessée de bouillonner sous la surface explose littéralement dans le monde.
Argument contre: je suspecte fortement, et selon ma propre expérience sur ces auteurs de sévices, que leur versatilité est souvent faite pour manipuler les autres. Elle ressemble aux « explosions » planifiées par les agents de la CIA chargés de travailler des suspects. (…) En d'autres mots, la versatilité n'est pas réelle du tout, elle fait partie d'une stratégie calculée pour maintenir leurs victimes sans défense et les rendre dociles.
Mais voici un autre argument allant dans ce sens, qui se réfère plutôt à cette amabilité affichée par ce genre de personne: elle n'a rien de réelle, elle est juste une diminution temporaire (et probablement tactique) de cet étau incessant que cette tentative de contrôle.
(…) C'est seulement les auteurs de sévices stupides ou vraiment désespérés – et cela est également vrai à une échelle sociale plus large que la sphère familiale – qui sont toujours oppressifs. Une oppression incessante n'est pas complètement efficace sans cette intermittence avec un temps plus tranquille, comme une récompense. Si les oppresseurs étaient seulement oppressifs, les victimes réaliseraient qu'ils n'ont rien à perdre. Ceux qui croient qu'ils ont quelque chose à perdre sont bien plus manipulables. Ceux qui se rendent compte qu'ils n'ont rien à perdre n'ont rien à craindre non plus, et ils deviennent extrêmement dangereux pour leurs agresseurs.

Je questionne la réalité de cette versatilité lunatique également sur le plan culturel, et pour les mêmes raisons. Il est certain que ceux au pouvoir ont toujours haï les indigènes et ont toujours eu des réactions enragées envers qui remettaient en question ce qu'ils perçoivent comme leur droit attitré (…)

La question demeure: sont-ils lunatiques, ou le prétendent-ils juste? Ou les deux?
Cela ne fait pas de différence dans le monde réel. Que ceux au pouvoir vous déciment parce qu'ils vous haïssent de vouloir garder votre terre ou parce qu'ils veulent vos ressources, cela importe guère. Vous êtes comme mort.

Mais le second versant de la question demeure: cette amabilité est-elle réelle dans notre culture?
Voilà pourquoi je travaille autant cette question: ceux qui n'ont jamais pensé à ce genre de questions – spécialement ceux qui ne questionnent ni l'histoire ni l'actualité, donc tout un tas de gens – parfois demandent si la civilisation industrielle (ou parfois plus spécifiquement le modèle américain) est si horrible que ça, alors pourquoi tout le monde veut être « comme nous »? Et bien, la vérité est que, en général ils ne le veulent pas, du moins pas tant que leur territoire, et donc leur culture, n'a pas été complètement détruite. Comme J.Hector St. John de Crèvecoeur l'a noté dans ses Lettres d'un Fermier Américain, «Il y a quelque chose dans les liens sociaux des Indiens quelque chose de particulièrement captivant, et de bien supérieur à tout ce dont nous pouvons nous vanter: des milliers d'Américains sont devenus Indiens, mais nous n'avons aucun exemple d'un seul indigène qui aurait choisi de devenir Européens! Il doit y avoir quelque chose de particulièrement envoûtant dans leurs manières, quelque chose qui marque pour toujours et qui semblent fait par les mains mêmes de la Nature. Prenez par exemple un jeune garçon indien, donnez-lui la meilleure éducation que vous pouvez, déployez toute la générosité possible, couvrez-le de cadeaux (…) Il se languira secrètement de ses racines, que vous aurez pensé oubliées depuis tout ce temps, à la première occasion qu'il pourra avoir, il quittera tout ce que vous lui avez offert et retournera avec une joie indescriptible demeurer sur les seuils de ses pères. »240 Voici ce que Benjamin Franklin a écrit: « Aucun Européen qui a goûté à la vie sauvage arrive par la suite à supporter la vie dans nos sociétés. »241 Il a aussi écrit: « Quand un enfant indien a été élevé parmi nous, a appris notre langue et est habitué à nos coutumes, s'il lui arrive de renouer avec ses semblables et de partir avec eux, ça ne sert à rien de tenter de le persuader de revenir, et ce n'est pas inhérent aux Indiens, mais aux hommes, car si des gens ont été faits prisonniers jeunes par les Indiens et ont vécu un certain temps avec eux, même si des amis les kidnappent et leur donnent tout l'amour possible pour les convaincre de rester parmi les Anglais, ils se dégoutent vite de notre façon de vivre, et de l'attention et des douleurs qu'elle nécessite, et profite de la première occasion pour revenir vivre dans les bois, qui ne les réclament pourtant pas. » (...)
Les civilisés qui ont choisi de rester vivre parmi les Indiens l'ont fait parce que, selon l'historien James Axtell, qui a compilé les récits des blancs qui ont écrit sur leur vie parmi les Indiens, «ils ont trouvé dans la vie indienne un sens fort de la communauté, beaucoup d'amour, et une intégrité peu commune – des valeurs que les colons européens honoraient également, mais avec moins de succès. Mais la vie indienne était attrayante pour d'autres valeurs – pour l'équité sociale, la mobilité, l'aventure, et, comme deux convertis l'ont reconnu, pour 'la liberté la plus parfaite, la facilité de vie (et) l'absence de ces attentions et sollicitudes si rapidement oppressantes qui prévalent si souvent pour nous.'»245
Parce que la vie indienne était plus agréable, plaisante et douce que la vie parmi les civilisés, le conquistador Hernado de Soto avait dû placer des gardes armés autour de son camp, non pas pour se protéger des attaques indiennes, mais pour garder les hommes et les femmes européens et éviter qu'ils ne s'enfuient pour retrouver les Indiens.246 Du coup les Pères Pèlerins considéraient que de partir pour vivre avec les Indiens était passible de peine de mort. 247
(…) Comme les sanctions, même les plus cruelles, ne pouvaient empêcher la désertion – et qui peut blâmer ces colons déserteurs? – les civilisés n'ont pas vu d'autres options que de massacrer les Indigènes pour éliminer le problème. (…)
Éliminer toute possibilité de s'échapper a été, bien sûr, depuis le début, une des motivations centrales pour à peu près toutes les actions perpétrées par la civilisation.
Donc, vu le choix que l'on a, entre le Christianisme ou la mort, le capitalisme ou la mort, l'esclavage ou la mort, il est logique que l'on ne choisisse pas de mourir.
(…) Nous devons aussi bien affronter – et admettre – cette logique dominante: si nous sommes coincés dans un système qui est basé sur une hiérarchie rigide, où celui d'en haut exploite systématiquement ceux en bas – et c'est aussi vrai sur les plans personnel et familial (vous voulez qu'on cause du taux de viols et d'agression d'enfants?) que ça l'est sur le plan social – un système qui est en train de tuer la planète, qui empoisonne nos corps, qui nous rend stupides et insensés, qui élimine toute alternative, autant avoir une belle voiture. Si je ne peux pas vivre dans un monde peuplé de saumons sauvages et régi par une structure sociale égalitaire, et dans un corps sans maladies induites par la civilisation (…), je ferais tout aussi bien d'aller m'endetter à la banque et m'entourer d'objets luxueux. (…)
Mon problème, toutefois, est que ces cadeaux sur lesquels repose « l'agrément » de ce système conditionnent entièrement votre assujettissement à ceux qui sont au-dessus de vous dans la hiérarchie. Que se passe-t-il pour vous si vous agissez parce que vous ne croyez pas en le droit de propriété des riches? Que se passe-t-il si vous agissez parce que vous croyez que la police ( et plus largement l'État, et plus largement ceux qui sont en haut de la hiérarchie) n'ont pas le monopole de la violence et que cette violence perpétrée par ceux au pouvoir peut (et parfois doit) affronter la violence perpétrée par ceux qui sont considérés comme n'ayant pas de pouvoir du tout? Que se passe-t-il si vous agissez parce que vous croyez que ceux au pouvoir n'ont pas le droit d'empoisonner la planète? Que se passe-t-il quand vous devenez convaincus que la violence de ceux qui n'ont pas de pouvoir ne peut pas être interdite, vu la magnitude et l'omniprésence de celle perpétrée par ceux au pouvoir?
Vous êtes, en un mot, mort.



Endgame, vol.1, Pourquoi la civilisation est-elle en train de tuer le monde, partie II, pp.243-248.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)




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240 J.Hector St. John de Crèvecoeur , Lettres d'un Fermier Américain et scènes de l'Amérique du 18ème siècle,
édité avec une introduction de Albert E. Stone, Pengin, New-York, 1981, p.214.
241 Franklin, Benjamin, The Papers of Benjamin Franklin, vol.4, 1er juillet-30 juin 1753, Yale University Press, New Haven CT, 1961.
245 Axtell, James, The Invasion Within: the Contest of Cultures in Colonial North America, Oxford University Press, 1985, p.327.
246 American Cynic 2, n°32, 11/08/1997. http://americancynic.com/08111997.html
247 Ibid.

Interview du 17/11/2010

















• Page mise à jour le 28 novembre 2010 •




Derrick Jensen: la culture de consommation est en train de tuer la planète, nous avons besoin de construire une culture de résistance, une société basée sur des énergies non renouvelables ne peut pas durer.

Extraits de l'émission Democracy Now! D'Amy Goodman.
Le 17/11/2010.

AG: Que voulez-vous dire quand vous parlez de résistance profondément écologique (Deep green Resistance).
DJ: Je pense que beaucoup d'entre nous commencent à réellement comprendre que la culture dominante est en train de tuer la planète. Et on peut arguer sur les quelques bactéries qui survivront ou autre, mais 90% des grands poissons et mammifères marins des océans ont disparu, il y a entre 6 et 10 fois plus de plastique que de phytoplancton dans certaines parties des océans, même le lait maternel de toutes les femme contient des dioxines, le taux d'extinction des espèces est entre 1000 et 10000 fois supérieure au taux naturel, et tout cela, vous savez, ce ne sont que des chiffres avec lesquels on peut jouer sur si c'est en train de tuer la planète ou de la frapper mortellement. Il est vraiment important que nous commencions à construire une culture de résistance, parce que là, ce que nous faisons ne marche pas du tout.
(…)
Il y a ce livre absolument hallucinant, Les Docteurs Nazis, de Robert Jay Lifton, qui relate comment ces hommes – ou ces gens, mais là c'était des hommes – ont continué d'appliquer le serment d'Hippocrate dans les camps d'extermination. En fait la plupart des docteurs qui travaillaient dans ces camps prenaient vraiment grand soin des prisonniers, de leur état de santé. Et vous savez à quel point Joseph Mengele, ce médecin nazi d'Auschwitz, a été horrible. Mais la plupart des docteurs de base ont fait tout ce qu'ils pouvaient. Ils leur auraient trouvé une ration de pommes de terre supplémentaire – à leurs patients. Ou alors ils auraient tenté de les cacher quand les officiers venaient sélectionner les prisonniers à gazer. Ou ils...
AG: Pour continuer à pouvoir faire leurs expérimentations?
DJ: Non, non. Ils les auraient cachés pour que les officiers venus pour les tuer ne les trouvent pas. Ils auraient fait cela pour les protéger ce jour-là. Ils les auraient mis au lit, vous voyez. Ils auraient vraiment fait tout ce qui était en leur pouvoir – comme leur donner de l'aspirine s'ils souffraient. Ils auraient fait tout ce qu'ils pouvaient pour les aider, sauf le plus important, à savoir de remettre en cause l'existence du camp d'extermination. Donc ils se sont retrouvés à travailler en respectant les règles, et à faire tout ce qu'ils pouvaient, en respectant les règles pour améliorer en marge les conditions des prisonniers. Rétrospectivement, bien sûr, on dit que ça n'était pas suffisant. En tant que militant aguerri, je vois que je fais avec mes camarades la même chose, nous faisons tout ce que nous pouvons, dans le cadre des lois en vigueur, pour tenter de stopper la destruction perpétrée par ceux au pouvoir, ceux qui font les lois. Mais le problème, c'est qu'à chaque fois qu'on trouve le moyen de vraiment les arrêter en employant leurs lois, ils les changent.
(…)
AG: Derrick, quelle a été l'influence des Américains natifs dans votre écriture, dans votre œuvre, dans votre militantisme?
DJ: C'est une autre grande question. Et je vais essayer de ne pas la romancer, ce qui est une autre forme de subjectivisation. Ce que je sais, c'est que les Indiens Tolowa, dont les terres se situent au nord de la Californie, là où je vis actuellement, y vivaient depuis au moins 12500 ans, si vous croyez les mythes scientifiques. Si vous croyez les mythes des Tolowa, ils y vivent depuis la nuit des temps, et le mythe qui les racontent sont comme des histoires que nous nous racontons à nous-mêmes pour nous accorder avec le monde. Donc, de toute façon, il y au moins 12500 ans qu'ils sont là. Et quand nous, la culture dominante, sommes arrivés là il y a 180 ans, cet endroit était un paradis. Je veux dire que les saumons étaient si nombreux dans les rivières qu'on pouvait les entendre nager des kilomètres à la ronde avant même de les apercevoir. Je l'ai appris récemment, au Canada, on s'amusait à lancer un petit galet dans l'eau pour voir combien de temps il flotterait, porté par le dos des saumons, avant de couler, tant il y a avait de poissons. Et aujourd'hui j'ai de la chance si j'en aperçois une demie douzaine à cet endroit en un an.
Une des choses que les agresseurs veulent nous faire croire est qu'il n'y a qu'une voie, la leur. Et c'est vrai – vous savez, il y a la grande ligne – je pense que c'était Václav Havel – la lutte contre l'oppression est une lutte de la mémoire contre l'oubli. Et une des choses que nous avons besoin de garder en mémoire est qu'il y a eu d'autres façons de vivre que la nôtre, et qu'elles étaient durables, viables. Les Tolowa ont vécu là pendant 12500 ans, ce qui est durablement mesurable. Et ils n'ont pas duré autant parce qu'ils étaient trop stupides pour inventer des pelleteuses. (…) Quel était leur façon de voir le monde qui a rendu leur existence si durable? Ce n'est pas parce que c'était des primitifs. Ce n'était pas parce que c'était des sauvages. Qu'avaient-ils? Ils avaient des règles sociales en place.
(…)
Si vous détruisez vos terres, le futur ne vous importe guère, vous avez un pouvoir immédiat que vous pouvez utiliser pour conquérir, et c'est ce que vous avez à faire vu que vous avez détruit vos propres territoires. Et plus le temps passe, plus vous devez continuer à vous étendre. Et ce n'est pas vraiment une bonne idée sur une planète qui n'a pas l'infini de l'univers.



• Passage ajouté  le 28 novembre 2010:  2ème partie de l'interview •



AG: vous critiquez les groupes environnementalistes, une certaine catégorie, dans le cadre des solutions que nous proposons pour des problèmes comme le réchauffement climatique. Des groupes comme 350.org, par exemple, qui ont mené le 10/10/10 environ 7000 actions dans le monde, pour essayer de sensibiliser les gens sur la nécessité de changer nos habitudes, car, vous savez, nous réchauffons la température planétaire. Quel est le problème avec ceci, pour vous?

DJ: et bien, tout d'abord je tiens à dire que j'ai un profond respect pour Bill McKibben et ses efforts incessants pour sensibiliser les consciences au réchauffement climatique, et je ne veux pas que mes critiques interfèrent avec son travail qui est très important.
Cela dit, un des problèmes que j'ai avec les soit-disantes solutions au réchauffement climatique, c'est qu'elles reposent sur l'évidence du capitalisme industriel, et que c'est à la planète de s'adapter à ce capitalisme, et s'opposent ainsi à d'autres voies. Et c'est littéralement insensé, d'être ainsi déconnecté de la réalité physique du monde, parce que sans le monde réel, vous n'avez pas de système social. Vous n'avez pas la vie. Vous voyez, nous en sommes à croire que notre nourriture vient du supermarché et que notre eau vient du robinet, parce que ça se passe comme ça. Et c'est une chose extraordinaire que le système a faite, en s'interposant de la sorte entre nous et le monde réel, parce que si notre expérience repose sur un robinet qui fournit de l'eau et des supermarchés qui fournissent la nourriture, vous allez défendre envers et contre tout le système par lequel vous avez accès à ça parce que votre vie en dépend. Si, d'un autre côté votre eau vient d'une rivière et que votre nourriture vient de la terre, vous défendrez votre terre et votre rivière envers et contre tout, car votre vie en dépend. Et c'est donc en ça que c'est difficile, pour nous c'est fait et c'est en train de se faire partout dans le monde. J'ai une amie dont l'ex mari est originaire du Bangladesh, et il y a 20 ans, sa mère lui aurait dit: « Va à la rivière attraper un poisson pour le déjeuner. » Maintenant ils ne peuvent plus car la rivière est si polluée par les industries des environs qu'il n'y a plus de poissons, et qu'ils en importent d'Islande. Il y a donc là une séparation sur laquelle le système marche.
AG: vous parlez de militants qui se cachent derrière ce que vous appelez « le bouclier Gandhi » quand vous évoquez l'usage de la force et de la violence. Qu'entendez-vous par là?
DJ: et bien, c'est assez intéressant, quand je parle de riposter, la réponse de l'audience est toujours la même, prévisible, et tirée de ce « bouclier Gandhi » brandi par les militants de base pour la paix et la justice sociale. Ils font des litanies en répétant les noms de Gandhi, Dalai Lama ou Martin Luther King comme pour conjurer quelques maléfices. Et si l'audience est composée d'activistes environnementalistes, la réponse sera la même, mais certains viendront me voir après pour me chuchoter: « Merci beaucoup pour avoir oser en parler. » Par contre, si j'en parle à d'autres groupes, la réponse sera très différente. Cette réponse, je l'ai eue de la part des prisonniers.
(…)
J'adore une histoire qui raconte que ...
AG: et nous finirons là-dessus.
DJ: … Les Black Panthers cherchaient un lieu pour tenir un congrès alors qu'ils étaient attaqués par les fédéraux. Les Quakers leur en ont offert un, et ils l'ont fait – ils n'étaient pas d'accord avec leurs façons de faire, mais ils l'ont fait parce qu'ils sentaient que c'était important, et ont même placé leurs gardes à eux pour entourer la maison qu'ils avaient proposé pour le congrès, car ils savaient que la police ne tireraient pas sur eux. Et, vous le savez, Harriet Tubman portait une arme alors qu'elle était profondément liée au pacifisme. C'est pourquoi je pense vraiment que nous avons fortement besoin de tout.



Traduit en français par Les Lucindas.









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Voir l'interview dans son intégralité en anglais:











Des squaws et des chiots pour la vaisselle





















Le 29 novembre 1864, environ 700 soldats, sous le commandement du Colonel John Chivington, se sont rendus près du camp Cheyenne à côté de Sand Creek, dans le Colorado. A l'aube ils virent qu'il y avait près d'une centaine d'habitations.
Chivington savait que les Indiens avaient rendu les armes volontairement au gouvernement fédéral, n'ayant gardé que le nécessaire pour chasser. Il savait que les Indiens étaient considérés par les militaires comme des prisonniers de guerre. Il sut également qu'à ce moment-là tous les hommes étaient partis chasser le bison. Il en déduit de tout cela qu'il « lui tardait d'en faire une mare de sang. »
Comme c'était vrai pour Descartes quelques siècles auparavant, Chivington n'était pas un lunatique isolé, il avait toute une culture qui le supportait. Cet homme très respecté – un ancien ministre protestant, senior toujours respecté par l'Église et récent candidat au Congrès – avait déjà affirmé dans un discours que sa politique envers les Indiens se résumait en ce termes: « les tuer et les scalper tous, sans exception. » Ce serait confortable de penser qu'une telle pulsion meurtrière l'aurait marginalisé. Et ce serait une erreur. Le Rocky Mountain News, le journal de la région, avait plus d'une dizaine de fois utilisé son éditorial l'année précédente pour appuyer la nécessaire « extermination des ennemis rouges », affirmant que les Indiens étaient « d'une race dépravée, vagabonde, brutale et rustre, juste bonne à être éradiquée de la surface de la terre. » Le journal travaillait en étroite collaboration avec le gouverneur, qui avait proclamé qu'il était du droit et de l'obligation des citoyens et des militaires de la région de « chasser, tuer et détruire » tous les Indiens. Chivington et ses troupes n'ont pas agi seuls.
Deux hommes blancs qui se trouvaient dans le camp ont espionné les soldats et dressé une peau de bison en guise de drapeau au dessus de leur tête pour montrer que ce village-là était ami. Black Kettle, le chef cheyenne désigné a été le premier à élever un drapeau blanc, et, craignant le pire, l'a remplacé par un drapeau américain que le président Abraham Lincoln en personne lui avait donné, dans une tentative désespérée de convaincre les soldats de ne pas attaquer.
Ce qui se passa par la suite fut inévitable et effroyable. Les soldats tirèrent. Les Indiens fuirent. Chivington ordonna qu'on tire dans la masse des femmes et des enfants paniqués. Les troupes chargèrent et massacrèrent tous les non blanc qui se trouvaient sur leur passage. Les femmes ont tenté de trouver des refuges sur les rives sableuses pour se protéger et protéger leurs enfants. Comme un soldat a rapporté plus tard, « il y avait une trentaine de squaws qui s'étaient réfugiées dans un trou, elles ont envoyé une petite fille de six ans tenant un petit drapeau blanc au bout d'un bâton, elle eut à peine le temps de faire quelques pas avant d'être abattue. Toutes les squaws ont été tuées ensuite, sans exception, sans même riposter. Tous les cadavres que j'ai vus ont été scalpés, même celui d'une femme enceinte. »
Figurez-vous la scène: un Chivington barbotant joyeusement dans sa mare de sang. Les corps des Indiens mutilés dans le froid matinal de novembre. Au loin, vous pouvez voir un groupe de femmes et d'enfants tentant de fuir. Derrière eux, plus loin, des soldats à cheval les chargent. Vos yeux sont attirés par un mouvement sur le sable de Sand Creek. A mi distance entre les deux groupes, un enfant. Le soldat se souvient: « Il y avait un enfant, d'environ 3 ans, assez grand pour pouvoir marcher dans le sable, mais pas assez pour suivre le groupe qui fuyait. Il était tout nu, et marchait dans le sable. J'ai vu un homme descendre de cheval, il était à environ moins de cent mètres de l'enfant, il l'a visé et l'a raté. Un autre homme est arrivé et a dit: "laisse-moi essayer, je peux abattre ce fils de pute." Il est descendu de son cheval, s'est agenouillé, a tiré et l'a aussi raté. Un troisième homme est arrivé, a fait la même remarque, et l'a abattu. »
Maintenant figurez-vous une autre scène, celle du retour de tous ces soldats victorieux. Vous savez qu'ils ont scalpé tous les corps sur leur chemin, déterrant même ceux qui auraient été enterrés avec leur chevelure. Vous voyez tant de scalps, que, comme le rapporte le Rocky Mountain News, « Les scalps de Cheyenne sont aussi nombreux que les crapauds en Egypte. Tout le monde en a un et s'acharne à en obtenir un autre pour l'envoyer à l'est. » Vous savez que les soldats ont aussi coupé les doigts et les oreilles pour récupérer les bijoux des cadavres. Mais à présent vous regardez de plus près, et vous voyez clairement « des soldats couper les parties génitales des femmes pour les arborer sur leur selle ou leur casque lorsqu'ils reforment leur rang. »
Maintenant figurez-vous, si vous y arrivez encore, une troisième et dernière scène. Le Congrès ordonna une investigation sur ce que Chivington appela « une des batailles les plus sanglantes qu'on ait jamais menées contre les Indiens » et ce que Théodore Roosevelt appela plus tard « une action tant rigoureuse que bénéfique parmi toutes celles qui ont placé les frontières. » Le comité d'investigation a demandé une rencontre avec le gouverneur et Chivington à l'Opéra Denver. Cette rencontre ouverte au public a été très fréquentée. Vous êtes au fond. Vous sentez la sueur, la fumée, et sans en être sûre vous devinez qu'il y a de l'alcool fort qui tourne. Durant la rencontre quelqu'un demande si il vaut mieux, pour régler le problème manifeste des Indiens, de les civiliser ou de les exterminer. La foule explose. Selon les dires d'un sénateur, « il y a eu soudainement un cri tel qu'on n'en a jamais entendu même sur un champ de bataille – un cri tellement fort qu'il aurait pu faire décoller le toit de l'opéra – « EXTERMINEZ-LES!EXTERMINEZ-LES! »
Chivington n'a pas agi seul.
Chivington n'a ni été réprimandé ni même puni, sa gloire n'a même pas été remise en cause. L'université du Colorado a donné son nom à un internat après son exploit.
Le fait que tous ces Indiens aient été tués de cette manière n'est pas surprenant. On n'a jamais considéré qu'ils étaient humains. Les femmes étaient des « squaws », les hommes des « bucks ». Les enfants? Ils comptaient encore moins. Ils devaient être tués parce que, comme Chivington adorait le dire « les lentes font des poux. »

Mon père n'a jamais battu quelqu'un s'il ne le méritait pas. Mes frères étaient souvent battus
parce que la cuve des chevaux étaient pleine qu'aux deux tiers et non complètement pleine, ou parce qu'ils n'avaient pas la meilleure note, à savoir un A. Quand elles étaient adolescentes, mes sœurs étaient réveillées pour être battues parce que la vaisselle n’était pas assez bien faite. Je me souviens qu'une de mes sœurs a été battue parce que des chiots étaient tombés dans la piscine, et qu'au lieu de les repêcher, elle avait appelé son frère pour le faire. Elle a été battue pour ne pas les avoir repêchés elle-même, et parce que ces chiots valaient de l'argent.
La stupidité pompeuse de ses raisonnements ne justifiait pas ses actes. Il avait une soudaine envie de battre quelqu'un et trouver une excuse. D'un autre côté, ses raisonnements absurdes étaient ce qui posaient problème, bien plus que la violence physique. S'il avait fourni des raisonnements pertinents pour sa violence – s'il pouvait en exister-- nous les victimes aurions pu maintenir un semblant de contrôle et nous soumettant à ses exigences. Joe aurait pu améliorer ses résultats scolaires, ma mère (moi et mes sœurs) aurait pu l'aimer mieux, mes sœurs auraient pu faire en sorte que cette foutue vaisselle soit parfaitement faite? D'un autre côté, s'il n'avait donné aucune raison, nous aurions pu voir directement quelle était sa violence, purement et simplement absurde. Cependant en fabricant un raisonnement insensé pour justifier ses actions, il pouvait se les rationaliser, et nous donnait la possibilité de jouer activement notre rôle de victime. La demande était insatiable, et versatile. Ce jour-là c'était l'orthographe, le lendemain les chiots, le jour d'après la vaisselle. Il changeait, nous suivions. C'était purement et simplement une situation impossible.





A Language Older than Words, Des coyotes, des chatons et des conversations, pp.27-30.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas).

Mais écoute...
























J'ai appelé mon amie, Jeannette Amstrong, une Indienne traditionnelle Okanagan, elle est écrivain, professeure et philosophe. Elle voyage beaucoup pour travailler sur la souveraineté indigène et les problèmes de droits terriens, et aide à la reconstruction des communautés natives détruites par la culture dominante. Je lui ai parlé des interactions avec les coyotes, en lui disant: « Je ne sais pas quoi faire de tout ça. »
Elle a ri, puis dit: « Si, tu sais. »
Quelques semaines plus tard nous nous sommes promenés et nous nous sommes assis sur la rive escarpée d'une rivière. Je me suis allongé sur la poussière rouge et joué avec les courbes d'une racine d'arbre qui sortait de terre. En face de nous des tourbillons entrainaient paresseusement des branches d'arbres dans des circuits d'eau. A chaque courbe les branches se brisaient presque pour échouer sur la rive et glisser encore dans le courant. Au dessus des tourbillons la rivière coulait doucement et au dessus de la rivière on pouvait voir des peupliers de Virginie et des meules de foin dans l'étendue des près entrecoupée de champs d'alfafa entourés de barbelés. Au loin, les plaines donnaient sur des petites montagnes bleues.
Jeannette a dit: « L'attitude que l'on a sur la communication entre les espèces est la différence première entre les philosophies occidentales et indigènes. Même les philosophes occidentaux les plus progressistes continuent en général de croire qu'écouter la terre est une métaphore. » Elle a fait un pause, puis continué avec emphase: « Ce n'est pas une métaphore. C'est comme ça que le monde existe. »
J'ai regardé la rivière. Il serait facile d'observer les tourbillons et d'en tirer une demi douzaine de leçons, par exemple la métaphore évidente des branches flottant en cercles, comme les gens piégés par une mentalité étriquée qui ne leur permet pas de retrouver une liberté d'esprit. Il n'y a rien de faux, certainement, avec ces métaphores fabriquées à partir des choses qui nous entourent, ou des expériences des autres – humains ou autre – mais dans les deux cas ces situations des autres reste une étude de cas dans laquelle nous projetons tout ce que nous avons besoin d'apprendre. Et cela relève de circonstances complètement différentes par rapport au fait d'écouter l'autre dans ce qu'il a à dire, de révéler ses intentions, exprimer ce qu'il vit et de le faire dans ses termes.
Certainement ce serait aller dans la bonne direction si notre culture pouvait accepter la notion d'écouter la terre – ou de tout écouter, dans ce cas – même si nous pensons qu'écouter reste du domaine de la métaphore. Un Indien Diné a dit que l'uranium empoisonnait les gens par ses radiations parce qu'il n'aimait pas être sorti du sous sol. Il veut y revenir, s'éloigner de la surface de la terre. Que l'on considère son affirmation comme métaphorique ou littéral, la leçon est la même: extraire l'uranium nous rend malade.
Mais garder un point de vue métaphorique c'est garder un point de vue anthropocentrique. Dans ce cas le point de vue métaphorique exprime une considération pour les gens empoisonnés par l'uranium. L'observation de l'Indien Diné fait un commentaire sur le fait qu'il est important de respecter l'ordre des choses;
J'en ai parlé à jeannette, puis suis resté assis en silence en pensant à deux conversations que j'avais engagés, une deux ans avant et une plus récemment. Dans la première j'étais assis sur le sol de mon salon, en train de parler à une amie scientifique qui insistait sur le fait que la méthode scientifique – par laquelle un observateur fait une hypothèse, puis réunit des données pour tester rigoureusement sa faisabilité – est en fait la seule façon pour nous d'apprendre. Un de mes chats est entré dans la pièce, et mon amie a dit: « Hypothèse: les chats ronronnent quand on les caresse. » Elle a gratté le tapis, et le chat est venu vers elle. Elle lui a caressé le dos. Le chat a ronronné. « Hypothèse validée, a-t-elle dit, premier échantillon. Où est l'autre chat? »
Je savais que je n'étais pas d'accord, mais cela m'a pris un moment pour articuler mon raisonnement. J'ai dit finalement qu'électrocuter ou câliner un chat, si c'est pour collecter des données, c'est objectiver le chat. « Et si, j'ai dit, je le câline parce que j'aime le câliner et parce que je sais qu'il aime ça? Je peux quand même y prêter attention et apprendre de cette relation. C'est ce qui se passe avec mes amis, alors pourquoi pas avec le chat? Mais la question est d'entretenir une relation, pas de collecter des données. »
Elle a hésité, enroulé des mèches de cheveux autour de ses doigts, comme elle fait souvent quand elle est en mode contemplation, et dit alors, « Je pense que cela changerait toute la notion de ce qu'est le savoir, et comment nous l'acquérons. »
J'ai acquiescé. Le chat, quant à lui, s'est mis sur ses deux pattes arrière pour frotter sa tête sur le bras de mon amie. Machinalement mon amie s'est mise à lui gratter le dos.
L'autre conversation a été plus courte, et montre que les arbres peuvent être assez taciturnes. J'étais en train de prendre la route poussiéreuse qui mène à ma boîte aux lettres, et qui croise une route pavée. J'ai remarqué un vieux pin juste dans le coin que je remarquais à chaque fois que je faisais ce chemin et j'ai pensé: «  Cet arbre se débrouille bien. »
Immédiatement j'ai entendu une réponse qui ne m'est pas passée par l'oreille mais est arrivée directement à la partie de mon cerveau qui traite les sons. J'ai entendu une suite de ma pensée qui en changeait la signification: « pour un arbre qui est tout seul. » J'ai regardé autour de moi et vu que bien qu'il y avait quelques arbres dans les environs, il n'y avait pas à proprement dit d'arbres ensemble. Avec les quelques arbres se trouvaient ma boîte aux lettres et un pylône téléphonique enduit de créosote. J'ai commencé à penser au fait qu'il n'y avait pas de communauté, à mes déménagements successifs du Nebraska au Maine au Nebraska, puis au Montana, au Colorado pour les études, le Nevada, la Californie, des mois passés à vivre dans mon camion, retour au Nevada, puis en Idaho, à Washington. J'ai pensé aux gens que j'ai laissé, ma grand-mère, mes frères, ma sœur et aussi des amis. Le fossé d'irrigation derrière ma vieille maison. Les trembles que je voyais de la fenêtre, les oliviers russes, les énormes fourmilières dans les près. Toutes ces pensées étaient le fruit de mes associations, pas ce que l'arbre avait « dit ». C'était la différence cruciale. L'arbre a dit une phrase. Tout le reste est venu après. Essayez vous-mêmes. Écoutez quelqu'un, et portez attention sur là où vos pensées vous mènent. Ce n'est vraiment pas le même ressenti d'écouter et de penser.
J'ai parlé à Jeannette de ces deux conversations. Nous avons continué à parler, sur la rivière, sur son militantisme et le mien, sur ce qu'il faudra aux humains pour survivre. Alors que nous discutions un moustique est venu tournoyer autour de son visage, puis s'est posé sur son bras. Elle a fait un geste pour le chasser.
Je lui ai parlé des chiens, et comment ils ont cessé de manger les œufs dès lors que je le leur ai demandé: «  je n'y crois pas tant cela a été facile. » « Ouais. C'est ce que nous essayons de vous dire depuis 500 ans, a-t-elle répondu. »





A Language Older than Words, Des Coyotes, des chatons et des conversations, pp.24-27.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)











S'il vous plait...


























  Ma conversation avec les coyotes a commencé, d'aussi loin que je puisse m'en rappeler, un jour glacial de 1994. Plusieurs fois les mois précédents, les coyotes étaient sortis des petites forêts rocailleuses situées à l'est de ma maison et avaient attrapé des poulets pour les emporter et les manger. De temps à autres je voyais un coyote sortir en courant, ou entendais mes poulets crier et me retournais alors pour voir une ombre grise fugitive disparaître simplement tandis que mes chiens essayaient de la poursuivre. Quelques fois les chiens attrapaient un coyote, et je voyais un tourbillon de fourrure et de poussière, suivis du retour de mes chiens qui s'asseyaient tranquillement dans la grange, assagis. Deux fois j'ai vu un coyote faire mine de se ruer sur les poulets, mais lorsque les chiens lui couraient après un autre coyote trottait dans une autre direction pour attraper un oiseau avant que moi, les chiens ou le poulailler, tous distraits par le premier, puissent réagir. Mais la plupart du temps je constatais juste la disparition d'un canard ou d'un poulet ou d'une oie lors de leur retour, quand ils partaient picorer dans les hautes herbes ou les enchevêtrements de chemins sous les bosquets de roses sauvages à l'ouest de ma maison. Alors je marchais dans la forêt située à l'est et je découvrais – quelque part – un tas de plumes – blanches, noires, rayées, parfois rouges ou même d'un vert irisé – là où les coyotes s'étaient arrêtés pour manger.
  Le jour où la conversation a débuté j'étais agenouillé face au poêle à bois, en train de faire du feu, quand d'un coup j'ai senti que si je regardais par la fenêtre j'en verrais un. Peut-être ce sentiment m'est simplement venu parce que les quatre derniers jours à chaque fois un poulet avait disparu, jamais les coyotes n'avaient été aussi présents. Je suis allé à la fenêtre pour regarder dehors: un coyote était en train de guetter un des volatiles. Le temps que j'arrive à la porte d'entrée il avait disparu.
  Les deux jours d'après j'étais dehors quand j'ai vu un coyote arriver. Aucune intuition ces fois-là, juste le hasard. Les coyotes sont revenus ainsi pendant sept jours. Le huitième jour j’étais sur le canapé en train de regarder dehors et – hasard là encore – j'ai vu un coyote approcher. J'étais frustré car je savais que je serais pas là tous les jours pour protéger les bêtes, et sans vraiment savoir quoi faire j'ai ouvert la fenêtre et j'ai dit « S'il vous plait, ne mangez pas les poulets. Si vous cessez, je vous donnerai les têtes, les pattes et les abats à chaque fois que j'en tuerai un. Et s'il vous plait, souvenez-vous de ce que je fais pour le monde sauvage. » Le coyote a fait demi tour et s'est éloigné, ralentissant de temps à autre pour regarder par dessus son échine svelte.
  A part une nuit, pour chanter, les coyotes ne sont pas revenus durant des mois, et quand enfin ils sont revenus, c'était, il semblait, seulement pour me rappeler la promesse que j'avais faite. Je n'avais pas encore tué de volaille, et j'ai vu un jour un coyote assis sur un talus à une centaine de mètres au nord. Il était assis et regardait vers moi, il n'a pas bougé quand j'ai ouvert la fenêtre et me suis penché dehors. Finalement j'ai dit – vraiment très doucement – « D'accord, je vous amènerai de la nourriture. » Aussitôt après mes paroles le coyote s'est levé et a commencé à s'éloigner. Un autre coyote est apparu, et ils se sont frotter le museau. Le premier a continué son chemin, et le second a pris sa place, regardant encore vers moi. J'ai répété ma promesse, et le deuxième coyote s'en est allé.

   C'est n'est pas en faire trop que de dire que le but premier de la philosophie de Descartes, et de la majeure partie de la science moderne, est de fournir un cadre rationnel sur lequel baser un système d'exploitation. Descartes lui-même l'a clairement affirmé quand il a fait l'observation suivante: « J'ai perçu qu'il était possible d'arriver à un savoir extrêmement utile dans la vie … et qui nous rendrait ainsi les seigneurs et détenteurs de la nature. »
  Si Descartes avait été le seul lunatique souhaitant devenir un « seigneur et détenteur de la nature », personne n'aurait entendu parler de lui. Mais il a la compagnie d'une culture entière. Son succès et son influence sont clairement la preuve que ce qu'il a articulé continue d'être un très puissant désir culturel.
  Un autre géniteur de cette méthode scientifique est Francis Bacon, qui a formalisé le processus d'investigation par lequel un scientifique développe une hypothèse, puis réunit des données dans le but de l'appuyer ou de l'invalider. L'intention de Bacon était claire: « mon seul souhait sur terre est … d'étirer les limites déplorablement étroites de la domination de l'homme vers l'univers de leurs frontières promises. » Le langage de la domination sature tous ses écrits. Il parle de « mettre (la nature) sur une grille et d'en extraire les secrets » et d' « envahir ses forteresse et ses châteaux. » A aucun moment Bacon n'a caché ses intentions: « Je suis venu en vérité pour vous guider vers la Nature et tous ses enfants, pour la mettre à votre service et en faire votre esclave... Les inventions mécaniques des dernières années n'exercent pas simplement une douce directivité sur le cours de la Nature, elles ont le pouvoir de la conquérir, de l’assujettir, de faire trembler ses fondations. »
  Il serait aussi vain qu'aisé de blâmer Descartes, Bacon et d'autres scientifiques et philosophes passés pour cette désolante tradition de l'exploitation que nous été transmises par nos aînés. Ces gens articulent clairement, brillamment, des pulsions entretissées dans notre culture comme des petits ruisseaux dans le sable. La pulsion dénégatrice du corps, la pulsion de domination du corps des autres, la pulsion de se taire et la pulsion de faire taire les autres. La pulsion d'exploit. La pulsion du déni de la mort et de causer la mort des autres – ou plus exactement, comme nous devrions le voir, de les annihiler. Ces pulsions sont claires dans la philosophie d'Aristote, et elles sont très nette – dans le rouge-sang – dans la Bible. On les retrouve plus loin encore dans le Gilgamesh ou d'autres mythes primaires de notre culture, et ils restent proches de ceux que l'on retrouve dans nos quotidiens et qui marchent dans les sentiers tracés par Descartes et Bacon, en tentant de fournir une justification rationnelle à l'injustifiable.
  Les exemples sont partout. Hier, j'ai eu un écho moderne de la mégalomanie de Descartes avec les propos de l'éminent théoricien physicien Gerard J. Milburn: « L'objectif de la science moderne est d'atteindre une compréhension du monde, non pour une question d'harmonie, mais dans le but d'ordonner les choses selon nos objectifs. »
  Le jour d'avant, j’ai vu un compte-rendu de scientifiques à l'Université de Tokyo, lesquels avaient créé ce qu'ils avaient nommé Robo-roach,ndlt un insecte auquel/à qui  on avait « inséré un implant dorsal micro robotique permettant aux chercheurs de contrôler ses mouvements. » Les scientifiques ont retiré au cafard ses ailes et ses antennes pour y placer des électrodes. Et comme s'ils jouaient aux jeux vidéos, les scientifiques pouvaient appuyer sur un bouton pour obliger l'insecte à tourner à droite. Un autre l'obligeait à tourner à gauche. Il y avait des boutons pour avancer ou reculer aussi. Une fois tous les « bugs » rectifiés, cette mi-créature/mi-robot serait agrémentée de caméras et utilisée comme micro espion. Il n'est pas surprenant d'apprendre que les scientifiques apprécient leurs cafards artificiels bien plus plus que les réels: « Les cafards ne sont pas vraiment des insectes sympathiques, ils ont une drôle d'odeur et une drôle de façon de bouger leurs antennes. Mais ils sont bien plus sympathiques après leurs avoir implanté un petit circuit dans le dos et leur avoir retiré leurs ailes. »

  Je n'étais pas convaincu de ma folie quand les coyotes ne se sont pas présentés le jour d'après ma demande. Au début je ne l'ai même pas remarqué; les coyotes habituellement apparaissaient seulement de temps à autre. Quand une semaine a passé, puis deux, j'ai commencé à me demander si c'était une coïncidence, et après un mois j'ai commencé à penser que leur absence ne pouvait être une coïncidence.
  A peu près au même moment, mes chiens ont commencé à manger les œufs. Depuis que je lâchais les volailles sans enclos, elles pondaient où elles voulaient, du coup je trouvais les œufs dans un vieux tonneau, sur une pile de ruches vides, une bâche chiffonnée sur une étagère entre une glacière et un équipement de baseball, et surtout dans un coin à l'extérieur de la cour sous et derrière d'épaisses broussailles. Parfois, très occasionnellement – si ce n'est par accident – une poule venait pondre ses œufs dans une des boîtes que j'avais disposées à cet effet.
  Quelques fois les chiens trouvaient les œufs avant moi, et je ne trouvais qu'un trou vide là où je pensais y trouver un œuf, ou rarement, s'il avait plu ou neigé, je voyais de larges traces de pattes menant aux épais bosquets. Je suspectais les larges empreintes des chiens d'aller prendre les œufs pondus sur les étagères à mi hauteur – les livres ou équipements divers que j'y avais installés devant la bâche étaient souvent étrangement en désordre – mais j'ai jamais pu éclaircir les faits.
  Il y avait quand même les traces de pattes, ce qui semblait suffisant pour me convaincre. Au début j'ai joué la carte de l'autorité: à chaque fois que je ramassais un œuf et que les chiens étaient là, je le tenais entre le pouce et l'index et le leur montrais en disant d'une voix grave de stentor: « Pas les œufs, non! » Cela a vite appris aux chiens à rouler de l'échine et remuer la queue à chaque fois que je ramassais un œuf. Mais dès que je rentrais ils continuaient à faire comme bon leur semblait.
Finalement il m'est venu en tête que ce qui avait marché pour les coyotes pouvait aussi bien marcher pour les chiens. Je me suis donc assis et quand ils sont venus sauter autour de moi je lueur ai dit:
« Bon les gars je vous ai prévenu plein de fois. Quand je mets de la nourriture dans la benne pour les poulets, vous vous servez en premier. Je pense que c'est assez équitable. S'il vous plaît ne mangez pas les œufs. »
Le jour suivant les chiens ont cesser de manger les œufs.
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à penser que j'étais fou.

  J'ai lu des comptes-rendus de scientifiques qui administraient des décharges électriques à des chats toutes les 5 minutes, chaque décharge causant des convulsions à l'animal. Les chats survivants étaient retirés, puis ramenés le jour d'après pour subir d’autres décharges électriques, jusqu'à en subir 95 dans une période de trois semaines, ou jusqu'à leur mort. J'ai vu des comptes-rendus de scientifiques qui attachaient des électrodes à des chatons à peine âgés de 7 jours pour les électrocuter 700 fois par jour durant 35 jours, toujours dans la période d'allaitement. Les scientifiques ont noté que « le comportement de la mère méritait l'attention. Quand elle découvrait finalement que les chatons cobayes étaient électrocutés durant l'allaitement ou au moment où ils étaient près de son corps, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour griffer les expérimentateurs afin de les empêcher de faire ça, puis essayait de s'attaquer aux électrodes, puis finalement tentait de s'enfuir le plus loin possible de ses chatons lorsqu'on leur posait les électrodes aux pattes. Son attitude envers les chatons lorsque les électrodes étaient retirées, était profondément tendre et maternelle. Elle courait vers les chatons, essayait de les allaiter ou de les réconforter du mieux qu'elle pouvait. » Après les 35 jours, on laissait les chatons se reposer, et on reprenait les mêmes expérimentations sur ces mêmes chatons.
  J'ai lu des comptes-rendus des scientifiques qui ont irradié des chiens; les survivants subissaient un régime qui augmentait anormalement leur taux de graisse et de cholestérol, et un traitement qui supprimait l'action de la thyroïde. Les survivants recevaient alors des injections de pitressine, ce qui augmentait leur pression artérielle. Les survivants recevaient des décharges électriques. Ceux qui arrivaient jusque-là étaient immobilisés, la tête tenue fermement en raison des électrodes, les corps ligotés par des lanières en cuir afin d'être encore électrocutés. Un a pu s'étrangler lui-même dans le harnais. Les autres n'ont pas eu cette chance. Après avoir montré « une détresse respiratoire temporaire, sans doute due à force d'avoir lutté contre l'immobilisation », la créature était mise sous respiration artificielle pour continuer à pouvoir être électrocutée. Les chiens ont été électrocutés durant des semaines jusqu'à la fin. Un a survécu durant 77 semaines, ce qui a encouragé les scientifiques, qui l'ont électrocuté 90 fois par minute. Le chien est mort une heure et 15 minutes après.
  Que dire de ça? Des scientifiques ont élevé des chiens en isolement total durant leurs 8 premiers mois, et ont rapporté que les chiens avaient peur de tout. Plus encore. Les scientifiques ont affirmé que les chiens se mettaient à trembler dès qu'on plaçait les électrodes, ils tremblaient mais ne tentaient pas de s'échapper. Les scientifiques ont mis des flammes sous leur truffe et « les piquaient avec des aiguilles à dissection. » Les chiens continuaient de trembler. Les scientifiques les poursuivaient avec des voitures télécommandées électrifiées qui délivraient des décharges de 1500 volts. Les scientifiques ont rapporté que les chiens élevés en isolation totale ne semblaient pas comprendre d'où venait leur douleur.

  Que peut faire une personne de ce genre d'information? Comment affrontez-vous le fait de savoir que, pour acquérir des données – et in fine dans le but de faire de nous-mêmes les « seigneurs et détenteurs de la nature » – des membres de notre culture vont électrocuter des chatons et vont torturer des chiens sans merci? Il semble impossible de formuler une réponse adéquate.




A Language Older than Words, Des Coyotes, des Chats et des Conversations, pp.17-23.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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Ndlt:  roach signifie cafard, blatte, gardon.