Des sociétés battues.


















 La suite des avertissements de Dear Abby* concernant les relations abusives est que vous devez vous méfier quand des menaces de violences sont émises pour vous contrôler. Un homme violent tentera de vous convaincre que tous les hommes menacent leur partenaire, mais ce n'est pas vrai. Il peut aussi tenter de vous convaincre que vous êtes responsable de ces menaces: il ne vous menacerait pas si vous ne le poussiez pas à faire cela.
 Il y a trois signaux qui sont vraiment liés. Lorsque que j'ai apparenté le premier – l'usage de la violence dans le but de contrôler – à un niveau social plus global*,  après ma plus récente conférence, un homme a dit:
« Vous parlez beaucoup de la violence de cette culture. Je ne me sens pas particulièrement violent. Où est la violence dans ma vie? »
 Je lui ai demandé où avait été fabriquée sa chemise. Il a répondu au Bangladesh. Je lui ai dit que le salaire moyen dans une usine textile au Bangladesh était de sept à dix-huit cents de l'heure grand maximum. Maintenant je sais que nous entendons toujours les politiciens, les journalistes capitalistes et autres grands apôtres des mains d'œuvre à faible coût, dire que ces salaires sont bons car ils évitent aux travailleurs de mourir de faim. Mais c'est seulement vrai si vous acceptez le contexte qui mène à ces conditions de travail: une fois que ces gens ont été forcés de quitter leurs terres – la source de leur nourriture, de leurs vêtements et de leurs abris – et que celles-ci ont été données aux compagnies transnationales, une fois que l'on a rendu les gens dépendants de ces firmes qui sont en train de les tuer, c'est sûr qu'il vaut mieux qu'ils ne meurent pas tout de suite de faim, afin qu'on puisse les exploiter en les payant sept cents de l'heure.
 La question porte alors sur le degré de violence qu'il faut employer pour forcer les gens à renoncer à leurs terres? C'est la violence ou la menace qui maintient ces gens dans l'exploitation.
Les biens de consommation à bas prix ne sont pas les seuls moyens de contrôler nos vies. J'ai demandé à l'homme s'il payait un loyer.
« - Oui.
   - Pourquoi vous payez un loyer?
   - Parce que je ne suis pas propriétaire.
   - Que ce passerait-il si vous ne payiez pas votre loyer?
   - Je serais expulsé.
   - Par qui?
   - Par le shérif.
  - Et que se passerait-il si vous refusiez de partir? Et que se passerait-il si vous invitiez le shérif à diner? Et après le diner si vous disiez 'J'ai apprécié votre compagnie, mais pas tant que ça, et c'est chez moi alors je souhaiterais que vous partiez.' Que ce passerait-il alors?
   - Si je refusais de quitter les lieux, le shérif m'expulserait.
   - Comment?
   - Par la force, si nécessaire. »
J'ai acquiescé d'un signe de tête. Il a fait de même.
Alors j'ai dit:
« - Et que se passerait-il si vous aviez vraiment faim et que vous alliez au supermarché. Il y a là-bas de quoi manger en grosse quantité, vous le savez. Et si vous vous mettiez à manger sans rien payer, que se passerait-il?
   - Ils appelleraient le shérif.
  - Ce serait probablement le même shérif. Un vrai trou du cul, non? Il viendrait armé et vous embarquerait. Ceux qui sont au pouvoir ont fait en sorte que vous devez payer pour vivre sur cette planète. Si nous ne le faisons pas, des gens armés viennent pour nous forcer à payer. C'est violent. »

La raison pour laquelle (c'est la deuxième partie des signaux d'alerte de Dear Abby*) les personnes violentes tentent de convaincre leur victime que tous les hommes menacent leur partenaire, c'est bien sûr parce que si vous pouvez faire en sorte que votre victime ne croie pas qu'il existe d'autres alternatives – si vous pouvez faire en sorte que votre violence semble naturelle et inévitable – elle n'aura aucune raison réelle de résister. Vous aurez, comme les propriétaires des firmes qui exploitent leurs travailleurs, exactement ce que vous voudrez: votre victime sous votre contrôle, vous n'aurez même plus besoin de la battre. Cette équivalence à une échelle sociale plus large repose sur la tendance très directe qu'a notre culture de pointer le fait que toutes les cultures sont basées sur la violence, que toutes les cultures détruisent leurs terres, que les hommes de toutes les cultures violent les femmes, que dans toutes les cultures les enfants sont battus, que tous les pauvres de toutes les cultures sont forcés de payer un loyer aux riches (ou même que toutes les cultures ont des riches et des pauvres!). Peut-être que le meilleur exemple de cette culture essayant de nous faire croire que la violence est naturelle se trouve dans la croyance que la sélection naturelle repose sur la compétition, que la survie est une question de lutte où seul celui qui s'en donne les moyens, celui qui saura exploiter survivra. Le fait que cette croyance est presque omniprésente dans cette culture bien que le contraire ait déjà été prouvé (…) révèle à quel degré nous avons intégré la façon de voir des abuseurs (…) et le poids de l'histoire et du sens commun.

La troisième partie des avertissements de Dear Abby* dit que les abuseurs tentent de convaincre leur victime qu'elle est responsable de ses menaces: elle ne serait pas menacée si elle ne l'y poussait pas. Cela a une grande implication pour les militants. Je ne peux vous dire combien d'entre eux ont insisté sur le fait que nous ne devions jamais user du sabotage, de rhétorique violente, et encore moins de violence parce que cela entraînerait une réaction encore plus forte de la part de ceux qui sont au pouvoir.
Cette insistance révèle un manque total de compréhension sur la façon de fonctionner de la répression. Les abuseurs emploieront n'importe quelle excuse pour renforcer leur répression, et si aucune raison n'existe, ils en fabriqueront une. (…)

Quelles sont nos solutions? Probablement celles que l'on choisit le plus souvent, qui n'en sont pas, et qui consistent à éviter de fâcher ceux qui sont au pouvoir, et donc à employer des stratégies autorisées par ceux qui sont au pouvoir. Le principal avantage dans ce non-choix et que vous vous sentirez bien envers vous-mêmes car vous vous battez « pour la bonne cause », contre le système d'exploitation sans risquer les avantages que vous tirez de ce même système.(...)

Bien, essayons cette solution-là. Que se passerait-il si nous nous décidions qu'à chaque fois que la répression se durcirait nous durcirions nos réponses? S'ils nous font peur au point de nous empêcher d'agir pour stopper ceux qui nous exploitent et nous détruisent, ainsi que ceux et celles que nous aimons – les faire cesser de tuer les océans (ce qui en reste), les forêts (ce qui en reste), les sols (ce qui en reste) – quel point nous faudrait-il atteindre pour générer en eux la peur de perpétrer cette exploitation et cette destruction?
Toute personne qui a été de quelle que manière que ce soit associée avec des personnes perpétrant la violence sera probablement d'accord avec cette analyse du psychologue et écrivain Arno Gruen sur les raisons qui font que les personnes violentes doivent continuer en crescendo leur répression: « La catharsis ne marche pas pour ces gens dont la colère et la rage se nourrissent d'une haine de soi, qui, si elle est projetée sur un objet extérieur, s'intensifie et s’aggrave par des actions qui sont inconsciemment perçues dans l'intériorité comme des formes plus poussées d'aveuglement. Ainsi, l'accumulation des actes de destruction augmente les enjeux de la rage destructrice. »297   (…)

Les abuseurs, et les cultures abusives sont insatiables. Ils ne peuvent souffrir aucune entrave à leur contrôle et à leur destruction. Harry Merlo, ancien PDG de l'industrie forestière  de Louisiane-Pacific, a très bien énoncé cette manie. Après une session de déforestation, il a dit:
« Il ne devrait rien rester sur le sol. Nous avons besoin de tout ce qu'il y a ici. On ne coupe pas à telle ou telle hauteur. On coupe à l'infini. Parce que c'est là et que nous avons besoin de tout et maintenant. »

La question est donc, avons-nous les couilles – et le cœur – de les arrêter? Nous soucions-nous suffisamment de nos terres et de la vie de ceux que nous aimons? Osons-nous agir?



Endgame,  "Il est temps d'en sortir", pp. 307-310.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)


.................................................................................................................................................................................
 297  Arno Gruen, The Insanity of normality: realism as sickness: toward understanding human destructiveness
       Traduit par Hildegarde et Hunter Hannum, Grove Weidenfeld, NYC, 1992, p.62.

*     Voir traductions précédentes en rapport: 
                                                  • Réviser ses bases  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/reviser-ses-bases.html
                                                  • De la violence domestique à la violence culturelle  
                                                  http://derrickjensenfr.blogspot.com/2010/10/de-la-violence-domestique-la-violence.html

0 Responses to “Des sociétés battues.”: