Préface de A Language Older than Words






















La genèse de ce livre réside dans un événement. J'élevais des poulets et des canards pour me nourrir. Après deux années, un groupe de coyotes découvrit ces repas facile d'accès, et je commençai à perdre mes volailles. Je faisais partir les coyotes quand j'étais chez moi, mais je savais que je ne pouvais pas toujours monter la garde. Un jour, quand je vis un coyote chasser mes poulets je lui demandai d'arrêter. Je le fis plus poussé par la frustration que par conviction.
Et étrangement, le coyote arrêta, et ni lui ni un autre coyote ne revint. Je restais sceptique sur ce que signifiait tout cela. Bien sûr, il fallut un long moment et bien d'autres interactions avant que je commence à suspecter que la communication entre les espèces puisse être réelle. Cela créa un nouvel intérêt. Ce que j'étais en train de vivre allait à l'encontre de tout ce qu'on m'avait appris – à l'école, à la télévision, à l'église, dans les journaux – et spécifiquement dans tous mes enseignements scientifiques.
Je me suis demandé si j'étais sain d'esprit, et cela par la suite piqua ma curiosité.
Que je sois fou ou non, je découvris très vite que je n'étais pas seul. Je commençais à demander à des gens autour de moi si ils avaient fait l'expérience de ce genre de conversation, et on me répondit massivement que oui. Des cochons, des chiens, des coyotes, des écureuils, même des rivières, des arbres et des pierres: tout cela, d'après les histoires que l'on m'avait racontées, pouvait parler et écouter si seulement nous aussi nous entrions en conversation. Presque sans exception, les gens à qui je le demandais me dirent qu'ils n'avaient jamais raconté ces histoires, de peur que les autres pensent qu'ils étaient fous.
La trame de ce livre semblait claire: j'allais documenter ces histoires de sorte que les autres puissent apprendre, à travers le nombre, la diversité et l'aspect quotidien de ces interactions, et se mettent à croire que leur propre expérience de la communication entre espèces différentes pouvait être réelle. J'espérai qu'ils apprendraient qu'ils ne sont pas fous juste parce qu'ils parlent à leur chat, ou parce que leur épagneul répond à leurs propos et leurs intentions, après tout. Ou du moins s'ils sont fous, ils sont bien loin d'être moins nombreux que les sceptiques sensés.
Ce qui promettait d'émerger de cette exploration serait un livre réconfortant. Il semblait avoir sa place dans la liste des best-sellers du New York Times.
J'ai essayé d'écrire ce livre, mais je n'y arrivais pas. Pas si je voulais être honnête. Une raison est que la conversation avec les coyotes n'était pas en vrai ma première interaction de ce genre. C'était simplement la plus évidente que j'avais expérimentée pendant une longue période. Je me suis souvenu que quand j'étais enfant, j'avais participé à ce genre de conversation, et ce de façon habituelle, lorsque que j'écoutais, absorbé, ce que les étoiles me disaient quand il faisait presque nuit. Je me suis souvenu que les étoiles m'avaient particulièrement sauvé la vie.
Il devint très vite clair qu'un examen pour être honnête devait remonter à bien avant mon expérience avec les coyotes. Tout au moins, il était nécessaire de commencer avec l'histoire des étoiles. Et dans le but de raconter cette histoire en entier, j'aurais aussi besoin de raconter l'histoire de mon enfance; comment j'en vins à écouter les étoiles, et pourquoi leur message fut important pour moi.
A ce point un autre scénario émergea, et il devint clair que ce que j'avais à écrire, indépendamment de ma jeunesse personnelle, était un mémoire: Comment en étais-je venu à dénier mon expérience en faveur de ce que l'on m'avait appris? Comment et pourquoi cela arrive à chacun de nous quand nous grandissons? Soudainement le livre prit des proportions épiques. Une question en amène une autre, encore plus difficile et dérangeante que la précédente. Comment et pourquoi nous nous rendons sourds à la voix de l'autre? Qui en tire un bénéfice? Qui en souffre? Il y a-t-il une connexion entre le silence des femmes, pour prendre un exemple, et celui du monde naturel? Je voulais écrire un mémoire qui irait du microcosme de ma propre expérience au macrocosme du monde dans lequel nous vivons.
Et voici une seconde raison pour laquelle je ne pouvais écrire ce livre réconfortant. En tant qu'activiste environnementaliste aguerri, je suis intimement lié avec le paysage de la perte, et j'ai grandi habitué à porter le lourd poids quotidien du désespoir. Quand cela en vient à notre relation avec la nature, il n'y a pas vraiment de quoi se sentir bien. Un compte-rendu heureux de cette relation ne serait pas seulement malhonnête, il serait indigne du sujet concerné, de la grande course du saumon que nous détruisons, des milliards de poulets aux vies misérables, des magnifiques forêts que nos enfants ne verront jamais.
Si le saumon ou les poulets ou les forêts pouvaient écrire un livre, à quoi ressemblerait-il? Pour être plus précis, si nous nous embarquions à prendre le temps d'écouter ce qu'ils auraient pu dire, pensez-vous que leurs histoires seraient joyeuses et enjouées?
Pourtant c'est précisément ce que les discours publics réclament. Je ne peux pas compter le nombre de fois où j'ai été engagé pour écrire des articles sur l'environnement et où les éditeurs m'ont dit: « Faites-en sorte que ce soit positif. » Cette mauvaise volonté à affronter la vérité à propos de notre époque est une autre façon de se taire. Avant de chercher à soigner notre relation trouble avec la nature, encore faut-il pouvoir la regarder en face.
Il devint clair que ce livre devait être différent. Si je devais écrire en toute honnêteté, cela ne pouvait qu'être qu'un cri d'outragé, une lamentation, et en même temps une histoire d'amour à propos de ce qui est et de ce qui n'est plus désormais. Cela devrait être sur le potentiel de vie, d'amour, de bonheur que nous portons tous en nous mais que nous sommes trop effrayés d'explorer. Le livre devrait être cru et dur, mais il aurait aussi offert la rédemption.
Comme Frantz Kafka l'a écrit, vous ne pouvez pas détruire le monde de quelqu'un d'autre si vous n'êtes pas préparé à lui en offrir un meilleur. Mais on ne peut pas trouver de rédemption en évitant les questions difficiles. La rédemption arrive seulement après que nous ayons parcouru toutes les horreurs de notre situation présente pour aller vers le monde meilleur qui repose en dessous. En se confrontant au problème aussi courageusement qu'il nous est possible, tout en présentant des alternatives, nos barrières d'ombre, qui contiennent nos faux espoirs, peuvent se désagréger pour révéler des possibilités jusque-là inconnues.






A Language Older than Words, préface, pp.VII-IX
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)







1 Response to “Préface de A Language Older than Words”:

  1. La préface de ce livre en pose la teneur. C'est le livre qui décille, nous croyons que même dans toute la littérature la plus flamboyante que nous ayons lu - et nous n'avons pas les mêmes goûts - c'est le livre qui découvre l'humain et désape son âme. il n'y a pas que la beauté baudelairienne qui marche sur des morts.