Interview du 17/11/2010

















• Page mise à jour le 28 novembre 2010 •




Derrick Jensen: la culture de consommation est en train de tuer la planète, nous avons besoin de construire une culture de résistance, une société basée sur des énergies non renouvelables ne peut pas durer.

Extraits de l'émission Democracy Now! D'Amy Goodman.
Le 17/11/2010.

AG: Que voulez-vous dire quand vous parlez de résistance profondément écologique (Deep green Resistance).
DJ: Je pense que beaucoup d'entre nous commencent à réellement comprendre que la culture dominante est en train de tuer la planète. Et on peut arguer sur les quelques bactéries qui survivront ou autre, mais 90% des grands poissons et mammifères marins des océans ont disparu, il y a entre 6 et 10 fois plus de plastique que de phytoplancton dans certaines parties des océans, même le lait maternel de toutes les femme contient des dioxines, le taux d'extinction des espèces est entre 1000 et 10000 fois supérieure au taux naturel, et tout cela, vous savez, ce ne sont que des chiffres avec lesquels on peut jouer sur si c'est en train de tuer la planète ou de la frapper mortellement. Il est vraiment important que nous commencions à construire une culture de résistance, parce que là, ce que nous faisons ne marche pas du tout.
(…)
Il y a ce livre absolument hallucinant, Les Docteurs Nazis, de Robert Jay Lifton, qui relate comment ces hommes – ou ces gens, mais là c'était des hommes – ont continué d'appliquer le serment d'Hippocrate dans les camps d'extermination. En fait la plupart des docteurs qui travaillaient dans ces camps prenaient vraiment grand soin des prisonniers, de leur état de santé. Et vous savez à quel point Joseph Mengele, ce médecin nazi d'Auschwitz, a été horrible. Mais la plupart des docteurs de base ont fait tout ce qu'ils pouvaient. Ils leur auraient trouvé une ration de pommes de terre supplémentaire – à leurs patients. Ou alors ils auraient tenté de les cacher quand les officiers venaient sélectionner les prisonniers à gazer. Ou ils...
AG: Pour continuer à pouvoir faire leurs expérimentations?
DJ: Non, non. Ils les auraient cachés pour que les officiers venus pour les tuer ne les trouvent pas. Ils auraient fait cela pour les protéger ce jour-là. Ils les auraient mis au lit, vous voyez. Ils auraient vraiment fait tout ce qui était en leur pouvoir – comme leur donner de l'aspirine s'ils souffraient. Ils auraient fait tout ce qu'ils pouvaient pour les aider, sauf le plus important, à savoir de remettre en cause l'existence du camp d'extermination. Donc ils se sont retrouvés à travailler en respectant les règles, et à faire tout ce qu'ils pouvaient, en respectant les règles pour améliorer en marge les conditions des prisonniers. Rétrospectivement, bien sûr, on dit que ça n'était pas suffisant. En tant que militant aguerri, je vois que je fais avec mes camarades la même chose, nous faisons tout ce que nous pouvons, dans le cadre des lois en vigueur, pour tenter de stopper la destruction perpétrée par ceux au pouvoir, ceux qui font les lois. Mais le problème, c'est qu'à chaque fois qu'on trouve le moyen de vraiment les arrêter en employant leurs lois, ils les changent.
(…)
AG: Derrick, quelle a été l'influence des Américains natifs dans votre écriture, dans votre œuvre, dans votre militantisme?
DJ: C'est une autre grande question. Et je vais essayer de ne pas la romancer, ce qui est une autre forme de subjectivisation. Ce que je sais, c'est que les Indiens Tolowa, dont les terres se situent au nord de la Californie, là où je vis actuellement, y vivaient depuis au moins 12500 ans, si vous croyez les mythes scientifiques. Si vous croyez les mythes des Tolowa, ils y vivent depuis la nuit des temps, et le mythe qui les racontent sont comme des histoires que nous nous racontons à nous-mêmes pour nous accorder avec le monde. Donc, de toute façon, il y au moins 12500 ans qu'ils sont là. Et quand nous, la culture dominante, sommes arrivés là il y a 180 ans, cet endroit était un paradis. Je veux dire que les saumons étaient si nombreux dans les rivières qu'on pouvait les entendre nager des kilomètres à la ronde avant même de les apercevoir. Je l'ai appris récemment, au Canada, on s'amusait à lancer un petit galet dans l'eau pour voir combien de temps il flotterait, porté par le dos des saumons, avant de couler, tant il y a avait de poissons. Et aujourd'hui j'ai de la chance si j'en aperçois une demie douzaine à cet endroit en un an.
Une des choses que les agresseurs veulent nous faire croire est qu'il n'y a qu'une voie, la leur. Et c'est vrai – vous savez, il y a la grande ligne – je pense que c'était Václav Havel – la lutte contre l'oppression est une lutte de la mémoire contre l'oubli. Et une des choses que nous avons besoin de garder en mémoire est qu'il y a eu d'autres façons de vivre que la nôtre, et qu'elles étaient durables, viables. Les Tolowa ont vécu là pendant 12500 ans, ce qui est durablement mesurable. Et ils n'ont pas duré autant parce qu'ils étaient trop stupides pour inventer des pelleteuses. (…) Quel était leur façon de voir le monde qui a rendu leur existence si durable? Ce n'est pas parce que c'était des primitifs. Ce n'était pas parce que c'était des sauvages. Qu'avaient-ils? Ils avaient des règles sociales en place.
(…)
Si vous détruisez vos terres, le futur ne vous importe guère, vous avez un pouvoir immédiat que vous pouvez utiliser pour conquérir, et c'est ce que vous avez à faire vu que vous avez détruit vos propres territoires. Et plus le temps passe, plus vous devez continuer à vous étendre. Et ce n'est pas vraiment une bonne idée sur une planète qui n'a pas l'infini de l'univers.



• Passage ajouté  le 28 novembre 2010:  2ème partie de l'interview •



AG: vous critiquez les groupes environnementalistes, une certaine catégorie, dans le cadre des solutions que nous proposons pour des problèmes comme le réchauffement climatique. Des groupes comme 350.org, par exemple, qui ont mené le 10/10/10 environ 7000 actions dans le monde, pour essayer de sensibiliser les gens sur la nécessité de changer nos habitudes, car, vous savez, nous réchauffons la température planétaire. Quel est le problème avec ceci, pour vous?

DJ: et bien, tout d'abord je tiens à dire que j'ai un profond respect pour Bill McKibben et ses efforts incessants pour sensibiliser les consciences au réchauffement climatique, et je ne veux pas que mes critiques interfèrent avec son travail qui est très important.
Cela dit, un des problèmes que j'ai avec les soit-disantes solutions au réchauffement climatique, c'est qu'elles reposent sur l'évidence du capitalisme industriel, et que c'est à la planète de s'adapter à ce capitalisme, et s'opposent ainsi à d'autres voies. Et c'est littéralement insensé, d'être ainsi déconnecté de la réalité physique du monde, parce que sans le monde réel, vous n'avez pas de système social. Vous n'avez pas la vie. Vous voyez, nous en sommes à croire que notre nourriture vient du supermarché et que notre eau vient du robinet, parce que ça se passe comme ça. Et c'est une chose extraordinaire que le système a faite, en s'interposant de la sorte entre nous et le monde réel, parce que si notre expérience repose sur un robinet qui fournit de l'eau et des supermarchés qui fournissent la nourriture, vous allez défendre envers et contre tout le système par lequel vous avez accès à ça parce que votre vie en dépend. Si, d'un autre côté votre eau vient d'une rivière et que votre nourriture vient de la terre, vous défendrez votre terre et votre rivière envers et contre tout, car votre vie en dépend. Et c'est donc en ça que c'est difficile, pour nous c'est fait et c'est en train de se faire partout dans le monde. J'ai une amie dont l'ex mari est originaire du Bangladesh, et il y a 20 ans, sa mère lui aurait dit: « Va à la rivière attraper un poisson pour le déjeuner. » Maintenant ils ne peuvent plus car la rivière est si polluée par les industries des environs qu'il n'y a plus de poissons, et qu'ils en importent d'Islande. Il y a donc là une séparation sur laquelle le système marche.
AG: vous parlez de militants qui se cachent derrière ce que vous appelez « le bouclier Gandhi » quand vous évoquez l'usage de la force et de la violence. Qu'entendez-vous par là?
DJ: et bien, c'est assez intéressant, quand je parle de riposter, la réponse de l'audience est toujours la même, prévisible, et tirée de ce « bouclier Gandhi » brandi par les militants de base pour la paix et la justice sociale. Ils font des litanies en répétant les noms de Gandhi, Dalai Lama ou Martin Luther King comme pour conjurer quelques maléfices. Et si l'audience est composée d'activistes environnementalistes, la réponse sera la même, mais certains viendront me voir après pour me chuchoter: « Merci beaucoup pour avoir oser en parler. » Par contre, si j'en parle à d'autres groupes, la réponse sera très différente. Cette réponse, je l'ai eue de la part des prisonniers.
(…)
J'adore une histoire qui raconte que ...
AG: et nous finirons là-dessus.
DJ: … Les Black Panthers cherchaient un lieu pour tenir un congrès alors qu'ils étaient attaqués par les fédéraux. Les Quakers leur en ont offert un, et ils l'ont fait – ils n'étaient pas d'accord avec leurs façons de faire, mais ils l'ont fait parce qu'ils sentaient que c'était important, et ont même placé leurs gardes à eux pour entourer la maison qu'ils avaient proposé pour le congrès, car ils savaient que la police ne tireraient pas sur eux. Et, vous le savez, Harriet Tubman portait une arme alors qu'elle était profondément liée au pacifisme. C'est pourquoi je pense vraiment que nous avons fortement besoin de tout.



Traduit en français par Les Lucindas.









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Voir l'interview dans son intégralité en anglais:











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