Toute sortie est définitive



















Les auteurs de sévices sont lunatiques. Ils sont aimables un temps, puis après violents.
Je me demande si je crois que cette versatilité est réelle ou non.
Argument pour: ces gens sont fragiles. Ils sont effrayés. Comme ils n'ont d'identité propre (ce qui signifie qu'ils ne pourront jamais s'identifier avec leur corps et encore avec la terre qui le fait vivre) ils n'ont pas la capacité de pouvoir réagir de façon équilibrée face aux aléas de la vie. Ils doivent donc contrôler leur environnement. Tant que ce contrôle est exercé, ils peuvent maintenir un semblant de calme. Mais ce contrôle (ou ce qu'ils perçoivent comme étant un droit à contrôler ou à exploiter) est menacé et la fureur qui n'a jamais cessée de bouillonner sous la surface explose littéralement dans le monde.
Argument contre: je suspecte fortement, et selon ma propre expérience sur ces auteurs de sévices, que leur versatilité est souvent faite pour manipuler les autres. Elle ressemble aux « explosions » planifiées par les agents de la CIA chargés de travailler des suspects. (…) En d'autres mots, la versatilité n'est pas réelle du tout, elle fait partie d'une stratégie calculée pour maintenir leurs victimes sans défense et les rendre dociles.
Mais voici un autre argument allant dans ce sens, qui se réfère plutôt à cette amabilité affichée par ce genre de personne: elle n'a rien de réelle, elle est juste une diminution temporaire (et probablement tactique) de cet étau incessant que cette tentative de contrôle.
(…) C'est seulement les auteurs de sévices stupides ou vraiment désespérés – et cela est également vrai à une échelle sociale plus large que la sphère familiale – qui sont toujours oppressifs. Une oppression incessante n'est pas complètement efficace sans cette intermittence avec un temps plus tranquille, comme une récompense. Si les oppresseurs étaient seulement oppressifs, les victimes réaliseraient qu'ils n'ont rien à perdre. Ceux qui croient qu'ils ont quelque chose à perdre sont bien plus manipulables. Ceux qui se rendent compte qu'ils n'ont rien à perdre n'ont rien à craindre non plus, et ils deviennent extrêmement dangereux pour leurs agresseurs.

Je questionne la réalité de cette versatilité lunatique également sur le plan culturel, et pour les mêmes raisons. Il est certain que ceux au pouvoir ont toujours haï les indigènes et ont toujours eu des réactions enragées envers qui remettaient en question ce qu'ils perçoivent comme leur droit attitré (…)

La question demeure: sont-ils lunatiques, ou le prétendent-ils juste? Ou les deux?
Cela ne fait pas de différence dans le monde réel. Que ceux au pouvoir vous déciment parce qu'ils vous haïssent de vouloir garder votre terre ou parce qu'ils veulent vos ressources, cela importe guère. Vous êtes comme mort.

Mais le second versant de la question demeure: cette amabilité est-elle réelle dans notre culture?
Voilà pourquoi je travaille autant cette question: ceux qui n'ont jamais pensé à ce genre de questions – spécialement ceux qui ne questionnent ni l'histoire ni l'actualité, donc tout un tas de gens – parfois demandent si la civilisation industrielle (ou parfois plus spécifiquement le modèle américain) est si horrible que ça, alors pourquoi tout le monde veut être « comme nous »? Et bien, la vérité est que, en général ils ne le veulent pas, du moins pas tant que leur territoire, et donc leur culture, n'a pas été complètement détruite. Comme J.Hector St. John de Crèvecoeur l'a noté dans ses Lettres d'un Fermier Américain, «Il y a quelque chose dans les liens sociaux des Indiens quelque chose de particulièrement captivant, et de bien supérieur à tout ce dont nous pouvons nous vanter: des milliers d'Américains sont devenus Indiens, mais nous n'avons aucun exemple d'un seul indigène qui aurait choisi de devenir Européens! Il doit y avoir quelque chose de particulièrement envoûtant dans leurs manières, quelque chose qui marque pour toujours et qui semblent fait par les mains mêmes de la Nature. Prenez par exemple un jeune garçon indien, donnez-lui la meilleure éducation que vous pouvez, déployez toute la générosité possible, couvrez-le de cadeaux (…) Il se languira secrètement de ses racines, que vous aurez pensé oubliées depuis tout ce temps, à la première occasion qu'il pourra avoir, il quittera tout ce que vous lui avez offert et retournera avec une joie indescriptible demeurer sur les seuils de ses pères. »240 Voici ce que Benjamin Franklin a écrit: « Aucun Européen qui a goûté à la vie sauvage arrive par la suite à supporter la vie dans nos sociétés. »241 Il a aussi écrit: « Quand un enfant indien a été élevé parmi nous, a appris notre langue et est habitué à nos coutumes, s'il lui arrive de renouer avec ses semblables et de partir avec eux, ça ne sert à rien de tenter de le persuader de revenir, et ce n'est pas inhérent aux Indiens, mais aux hommes, car si des gens ont été faits prisonniers jeunes par les Indiens et ont vécu un certain temps avec eux, même si des amis les kidnappent et leur donnent tout l'amour possible pour les convaincre de rester parmi les Anglais, ils se dégoutent vite de notre façon de vivre, et de l'attention et des douleurs qu'elle nécessite, et profite de la première occasion pour revenir vivre dans les bois, qui ne les réclament pourtant pas. » (...)
Les civilisés qui ont choisi de rester vivre parmi les Indiens l'ont fait parce que, selon l'historien James Axtell, qui a compilé les récits des blancs qui ont écrit sur leur vie parmi les Indiens, «ils ont trouvé dans la vie indienne un sens fort de la communauté, beaucoup d'amour, et une intégrité peu commune – des valeurs que les colons européens honoraient également, mais avec moins de succès. Mais la vie indienne était attrayante pour d'autres valeurs – pour l'équité sociale, la mobilité, l'aventure, et, comme deux convertis l'ont reconnu, pour 'la liberté la plus parfaite, la facilité de vie (et) l'absence de ces attentions et sollicitudes si rapidement oppressantes qui prévalent si souvent pour nous.'»245
Parce que la vie indienne était plus agréable, plaisante et douce que la vie parmi les civilisés, le conquistador Hernado de Soto avait dû placer des gardes armés autour de son camp, non pas pour se protéger des attaques indiennes, mais pour garder les hommes et les femmes européens et éviter qu'ils ne s'enfuient pour retrouver les Indiens.246 Du coup les Pères Pèlerins considéraient que de partir pour vivre avec les Indiens était passible de peine de mort. 247
(…) Comme les sanctions, même les plus cruelles, ne pouvaient empêcher la désertion – et qui peut blâmer ces colons déserteurs? – les civilisés n'ont pas vu d'autres options que de massacrer les Indigènes pour éliminer le problème. (…)
Éliminer toute possibilité de s'échapper a été, bien sûr, depuis le début, une des motivations centrales pour à peu près toutes les actions perpétrées par la civilisation.
Donc, vu le choix que l'on a, entre le Christianisme ou la mort, le capitalisme ou la mort, l'esclavage ou la mort, il est logique que l'on ne choisisse pas de mourir.
(…) Nous devons aussi bien affronter – et admettre – cette logique dominante: si nous sommes coincés dans un système qui est basé sur une hiérarchie rigide, où celui d'en haut exploite systématiquement ceux en bas – et c'est aussi vrai sur les plans personnel et familial (vous voulez qu'on cause du taux de viols et d'agression d'enfants?) que ça l'est sur le plan social – un système qui est en train de tuer la planète, qui empoisonne nos corps, qui nous rend stupides et insensés, qui élimine toute alternative, autant avoir une belle voiture. Si je ne peux pas vivre dans un monde peuplé de saumons sauvages et régi par une structure sociale égalitaire, et dans un corps sans maladies induites par la civilisation (…), je ferais tout aussi bien d'aller m'endetter à la banque et m'entourer d'objets luxueux. (…)
Mon problème, toutefois, est que ces cadeaux sur lesquels repose « l'agrément » de ce système conditionnent entièrement votre assujettissement à ceux qui sont au-dessus de vous dans la hiérarchie. Que se passe-t-il pour vous si vous agissez parce que vous ne croyez pas en le droit de propriété des riches? Que se passe-t-il si vous agissez parce que vous croyez que la police ( et plus largement l'État, et plus largement ceux qui sont en haut de la hiérarchie) n'ont pas le monopole de la violence et que cette violence perpétrée par ceux au pouvoir peut (et parfois doit) affronter la violence perpétrée par ceux qui sont considérés comme n'ayant pas de pouvoir du tout? Que se passe-t-il si vous agissez parce que vous croyez que ceux au pouvoir n'ont pas le droit d'empoisonner la planète? Que se passe-t-il quand vous devenez convaincus que la violence de ceux qui n'ont pas de pouvoir ne peut pas être interdite, vu la magnitude et l'omniprésence de celle perpétrée par ceux au pouvoir?
Vous êtes, en un mot, mort.



Endgame, vol.1, Pourquoi la civilisation est-elle en train de tuer le monde, partie II, pp.243-248.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)




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240 J.Hector St. John de Crèvecoeur , Lettres d'un Fermier Américain et scènes de l'Amérique du 18ème siècle,
édité avec une introduction de Albert E. Stone, Pengin, New-York, 1981, p.214.
241 Franklin, Benjamin, The Papers of Benjamin Franklin, vol.4, 1er juillet-30 juin 1753, Yale University Press, New Haven CT, 1961.
245 Axtell, James, The Invasion Within: the Contest of Cultures in Colonial North America, Oxford University Press, 1985, p.327.
246 American Cynic 2, n°32, 11/08/1997. http://americancynic.com/08111997.html
247 Ibid.

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